Une conclusion s’impose : si, à Naucratis, le souverain égyptien avait autorisé la construction de sanctuaires pour les navigateurs grecs de passage, c’est d'abord, tout simplement, parce qu'il n'y avait pas là de cité grecque. En outre, si Naucratis avait été une cité, ce n’est pas évidemment Amasis, mais la cité elle-même qui aurait fait le don du terrain aux étrangers pour y bâtir leurs sanctuaires – il est vrai que, s’agissant de Grecs, elle n'aurait même pas eu à le faire. En revanche, dans la mesure où le pharaon n'avait nullement abandonné sa souveraineté sur la ville de Naucratis, comme le montre, au ive s. encore, la stèle de Nectanébo, on comprend que ce soit lui qui fasse la concession des terrains aux étrangers de passage. Pour ce qui est des résidents, on peut se poser la question de savoir s’ils disposaient de sanctuaires propres. La chose n’est nullement invraisemblable. Certes, Hérodote ne mentionne pas de sanctuaires particuliers à leur usage, mais, de fait, celui d'Aphrodite n’avait probablement pas le même statut que les autres[51]. Quant aux sanctuaires destinés aux étrangers de passage et ayant telle ou telle origine précise (sanctuaire d'Apollon fondé par les Milésiens, d’Héra par les Samiens...), ils étaient fréquentés par des gens originaires d'autres cités que celle qui en était la fondatrice, comme le montre la diversité des dédicaces trouvées dans ces sanctuaires[52] : cela n’a rien de surprenant, comme on l’a vu précédemment, et cela n'implique absolument pas que la propriété des sanctuaires ait échappé à leurs fondateurs, mais ils l'étaient aussi probablement par les résidents[53]. On peut remarquer aussi que la chronologie du sanctuaire d'Apollon établie par E. Gjerstad, avec un premier temple remontant aux années 570-565 (on retiendra la décennie 570-560 pour fixer les idées), et celle de l'Hellénion s’accordent bien également avec l'exposé d’Hérodote, et n’obligent nullement à refuser à Amasis la paternité du système de séparation entre résidents et passagers qu’il nous décrit[54].
Enfin, si, à la suite d’Isocrate, on admet avec K. Lehmann-Hartleben que l'emporion était un élément constitutif de la cité, il serait étonnant de le voir ici fonctionner sous juridiction étrangère[55]. Ce que nous savons de la législation sur l'emporion à des époques ultérieures (à partir du ive s. en fait) montre que, comme on pouvait s'y attendre, il est sous la juridiction des magistrats de la cité[56]. K. Lehmann-Hartleben, qui, rappelons-le, croit à l'existence d'une véritable cité à Naucratis, conclut qu'il y a eu affaiblissement de l'idée d’exterritorialité de l'emporion par rapport à la cité à l’époque classique et hellénistique[57]. Encore faudrait-il que Naucratis ait elle-même été une cité, ce qui n’est pas le cas. On trouve une erreur analogue chez J. Hasebroek, qui met en rapport la distinction faite par Hérodote dans sa description de Naucratis avec son schéma de la séparation entre la vie civique et les activités marchandes, nécessairement aux mains des étrangers[58]. Quoi qu'il en soit de la valeur de ce schéma, il est évident que, s’agissant de Naucratis, il est parfaitement inadéquat de toute façon : tant avec K. Lehmann-Hartleben qu'avec J. Hasebroek, on a affaire à de faux problèmes[59].
On voit donc que, globalement, l’analyse du statut fait aux étrangers de passage oblige à conclure que l’établissement de Naucratis n'avait aucun caractère civique, pas plus au moment de sa fondation qu’après la réorganisation opérée par Amasis. L’étude des décrets rhodiens et celle de la place de Rhodes au sein de l’Hellénion vont permettre de confirmer et de préciser cette analyse.
2.1. Les fouilles de Naucratis ont livré des quantités importantes de céramique rhodienne, du vie s. surtout. Certes, l’attribution des céramiques de Grèce de l’Est à telle ou telle cité n’est pas chose aisée, c’est le moins qu’on puisse dire. Du moins certaines séries particulières, comme les vases de type vroulien, peuvent sans contexte être attribuées à Rhodes[60]. Réciproquement, dans l’île, on a découvert un grand nombre d’objets égyptiens[61], ou de type égyptien, dont un certain nombre sont d’ailleurs antérieurs à l’installation des Grecs à Naucratis. En outre, on a trouvé dans les trésors égyptiens des pièces provenant de chacune des trois cités que compte l’île avant le synœcisme, et, à Naucratis, deux pièces rhodiennes du ive s.[62] Il est vrai que, s’agissant de céramiques ou de monnaies, on ne peut jamais affirmer qu’il y a eu transport par des marchands de la cité d’origine. Il reste que ces découvertes fournissent tout de même en l’occurrence un contrepoint utile aux sources écrites. On ne connaît guère, à Naucratis, qu’une seule dédicace sur céramique d’un Rhodien, celle de Telesôn, Rhodios à Aphrodite (cf. Bernaud 1970, 707, nº 659 et photo pl. 27). L’ethnique Rhodios nous oriente a priori plutôt vers une date postérieure au synœcisme de l’île, réalisé en 407[63]. Nous n’hésiterons pas à dire que la forme des lettres est identique à celle qu’on trouve dans l’inscription étudiée infra, Lindos, 16. Ainsi, les epsilon ont la barre centrale légèrement plus courte ; le sigma, assez ouvert, a les deux barres centrales plus courtes ; le nu a la haste droite plus courte et ne touchant pas la ligne ; l'omega, plus petit que les autres lettres, a une forme resserrée et monte dans la ligne. Cette dédicace remonte donc à la dernière décennie du Ve s. ou au début du vie s.[64]. Inscriptions et timbres amphoriques (prêtre éponyme d’Halios) de Rhodes montrent que le nom Télésôn était assez fréquent dans l'île[65]. On ne pourra donc probablement jamais savoir si Télésôn était un simple marchand ou bien un magistrat de l'Hellénion. Antérieurs de près de deux siècles, les graffites d'Abou Simbel des deux mercenaires ialysiens Anaxanôr et Tèléphos[66] témoignent également de la diversité des relations entre Rhodes et l'Égypte. En se mettant au service de Nectanébo II (pour finalement le trahir, il est vrai), le mercenaire rhodien Mentor, chargé en 346 du commandement de l’armée envoyée en Phénicie par le pharaon, ne faisait sans doute que suivre l’exemple de ce qu’avaient dû faire nombre de ses compatriotes depuis le viie s.[67]
54
Gjerstad 1959, 147-165 (cf. déjà Gjerstad 1934, 67 sq.). Cette étude demeure l’effort le plus cohérent pour préciser la chronologie des temples d'Apollon successifs. L'auteur a utilisé dans sa reconstruction la stratigraphie de Petrie. Il s'appuie sur la chronologie des céramiques, bien entendu, mais aussi celle des sculptures chypriotes découvertes au cours des fouilles (voir p. 161 et 164, et les planches très évocatrices des p. 162-163). Les quelques “intrusions” de sculptures de style protochypriote (580-560), qui peuvent être légèrement antérieures à la fondation du sanctuaire, ne sont nullement problématiques. L'argument de E. Gjerstad (p. 156) à propos de la céramique, qui, si elle est de qualité, a pu rester en usage longtemps avant d'être détruite, vaut aussi pour la statuaire bien entendu. L'anecdote de Polycharme de Naucratis (
57
Supra, n. 6, pour l'affirmation de Lehmann-Hartleben (1923, 39) selon laquelle Naucratis était une cité et sur “l'affaiblissement de la notion d'exterritorialité”.
58
Hasebroek 1928, 66 : “Diese handeltreibenden Griechen stehen ausserhalb der eigentlichen Polis Naukratis, und sind scharf von den Naukratischen Bürgern geschieden : Neben dem ansässigen Vollbürgertum das vorübergehend anwesende Fremdenelement als Träger des Handelslebens auch hier”.
60
Sur la céramique vroulienne, voir Bernand 1970, 798-799. Pour les céramiques de style rhodien et pour le Fikellura, voir respectivement
61
Objets égyptiens ou pseudo-égyptiens à Rhodes : références dans Austin 1970, 13, n.2.et 14, n. 1. On y ajoutera Salzmann 1875, pl. IV et V, Webb 1978 (qui traite essentiellement des faïences rhodiennes) et Trolle 1978 (paru en 1979), 139-150, qui montre bien que diverses découvertes archéologiques, à Camiros et à Lindos, peuvent laisser penser que des liens existaient entre Rhodes et l'Égypte avant la fin du viie s.
62
Monnaies d'argent des cités rhodiennes dans les trésors égyptiens :
67
Cf. Diod. 16.42-45, sur les victoires puis la trahison de Mentôr. Voir Mallet 1922, 156-162, ainsi que Kienitz 1953, 102-104.