Comme il me l'ordonnait, j'enlaçai donc son cou;
puis il choisit l'endroit et le moment propice
et, les ailes étant suffisamment ouvertes,
il courut s'agripper à l'échiné velue
et se mit à descendre, en se tenant aux poils,
entre leur masse épaisse et la croûte gelée.
Puis, étant arrivés à l'endroit où le flanc
s'arrondit pour former la grosseur de la hanche [330],
avec bien de fatigue et de travail, mon guide
fit demi-tour, la tête où l'autre avait ses jambes
et s'accrochant aux poils, comme un homme qui monte,
pendant que je pensais retourner dans l'Enfer.
«Tiens-toi bien accroché, dit le maître haletant
de fatigue; car c'est par de telles échelles
qu'il faut nous éloigner de la source du mal.»
Puis il sortit dehors, par le creux d'un rocher,
et me posa d'abord sur le rebord; ensuite
il monta d'un pas ferme et vint auprès de moi.
Je cherchais du regard, et il me sembla voir
Lucifer à la place où je l'avais laissé,
mais je le vis rester avec les pieds en l'air.
Et si sur le moment j'en dus rester troublé,
je le laisse à penser aux esprits ignorants,
qui ne comprennent pas quel point [331] j'avais passé.
«Allons, dit mon seigneur, debout! et repartons,
car notre route est longue et le chemin mauvais,
et le soleil est près de la tierce et demie.»
L'endroit où nous étions ne ressemblait en rien
au salon d'un palais: c'était une caverne
au sol irrégulier et presque sans lumière.
«Avant que, grâce à toi, je quitte cet abîme,
ô mon maître, lui dis-je, après m'être levé,
parle-moi donc un peu, pour me tirer d'erreur.
Où reste le glacier? Et pourquoi celui-ci
reste-t-il tête en bas? Et comment le soleil
peut-il passer du soir jusqu'au matin, si vite?»
Il répondit alors: «Tu penses toujours être
au-delà de ce ventre où je me tins aux poils
de cet horrible ver qui fait au monde un trou.
Tu restais au-delà, tant que je descendis:
mais, en me retournant, je t'ai fait dépasser
le point où tous les poids tendent de toutes parts.
Tu verras maintenant l'hémisphère opposé
à celui qui contient les grandes terres sèches,
juste au-dessus du point où fut sacrifié
Celui qui vint au monde et vécut sans péché;
et tu poses les pieds sur la place précise
qui de la Giudecca fait la face opposée.
Or, il fait jour ici lorsqu'il fait nuit là-bas.
Celui-ci, dont les poils nous ont servi d'échelle,
reste planté toujours comme il le fut d'abord.
C'est de ce côté-ci qu'il est tombé du Cieclass="underline"
la terre, qui d'abord s'étendait jusqu'ici,
recula d'épouvanté et se voila des mers.
Elle se retira dans notre autre hémisphère;
et c'est en le fuyant, à la place des terres
qui s'éloignaient d'ici, qu'elle a produit ce creux [332].
Et cet endroit se trouve à la même distance
des pieds de Belzébuth, que l'empire des morts:
aucun œil n'y parvient, mais on entend le bruit
produit par un ruisseau qui vers lui se dirige
par les concavités que la molle descente
de son cours sinueux creusa dans le rocher.»
Nous partîmes tous deux par ce sentier caché,
afin de retourner enfin au monde clair,
et sans nous soucier de prendre du repos;
et nous montâmes tant, lui devant, moi derrière,
que par un rond pertuis j'aperçus à la fin
tous les jolis objets que supporte le Ciel,
et nous pûmes sortir et revoir les étoiles. [333]
Notes de fin d’ouvrage
[1] Dante imagine la vie comme un arc qui monte, et puis descend: «Le sommet de notre arc est à trente-cinq ans» Convito, IV, 24). Cf. le psaume LXXXIX: «Dies annorum nostrorum septuaginta anni.» Cela place le voyage dans l'au-delà en l'an 1300, puisque Dante était né en 1265. Cette interprétation est unanimement acceptée par les commentateurs; seul Gelli cite une opinion selon laquelle «le milieu de la vie» signifierait «en dormant, pendant cette moitié de la vie que nous passons en dormant»; ce qui est à la fois juste quant au fond et inexact comme interprétation textuelle.
[2] La forêt de l'erreur. S'appliquant à Dante, cette image indique que le poète avait passé sa jeunesse au milieu des erreurs, s'était laissé séduire par les tentations, et venait de se rendre compte de sa déchéance. Du point de vue de l'humanité en général, cela signifie que l'homme qui a perdu le droit chemin peut se racheter, soit par la raison humaine, soit par l'intervention de la grâce.
[3] Ce bien est interprété (Scartazzini) comme une allusion à l'apparition de Virgile, dont il sera question plus loin; auquel cas l'expression serait pléonastique et ferait double emploi avec le vers suivant. Plus probablement, l'auteur signale ici la grande découverte, dont il ne parlera plus e des termes précis, de la voie de salut, c'est-à-dire la révélation de son état, qui l'oblige à se reprendre et, en le cherchant enfin, à retrouver le droit chemin.
[4] Le sommeil de l'âme, image biblique du péché.
[5] Interprété en général comme «le Mont du Seigneur» expression biblique et symbole de la vie vertueuse. Cependant, les commentateurs hésitent souvent, car Dante ne parle pas de mont, mais de colline; et, d'autre part, il est évidemment trop tôt pour parler de vie «intégralement vertueuse», au moment où le poète plonge encore dans les fautes anciennes, dont il ne fait que tenter de se dégager. Plus probablement, la colline symbolise simplement l'idée d'ascension, de remontée, qui s'impose naturellement à l'esprit comme l'image visible de l'idée de rachat.
[6] La nuit est ici symbole de l'état de péché.
[7] Ce passage, qui n'est que la forêt sombre, ne permet pas à l'homme d'y rester, c'est-à-dire de vivre dans la vie de perdition, et de se sauver en même temps, c'est-à-dire de vivre dans la vie éternelle. C'est là l'opinion la plus courante parmi les commentateurs. Une autre opinion résout de façon différente l'expression quelque peu ambiguë du poète, en interprétant: «Le sinistre passage que nul homme vivant ne saurait éviter»; le sens serait que tous les mortels sont soumis au péché, et que la vie passe par lui, inévitablement – mais l'interprétation semble forcée. Cf. Antonio Pagliari, Studi letterari, Miscellanea in onore ai Emilio Santini, Palerme 1956, pp. 101-111. Une troisième interprétation semble possible. Le poète vient de sortir de la forêt sombre, qui prend fin sur la «plage déserte», au pied de la colline. En se retournant pour regarder le chemin parcouru, il considère le passage, qui n'est peut-être pas la forêt elle-même, mais le sentier difficile qui lui a permis je sortir de cette forêt. Dans ce cas, il veut dire peut-être qu'il regarde le passage qu'il a franchi vivant, lui, mais que nul autre n'avait franchi auparavant: ce qui indiquerait déjà qu'il s'est engagé dans le chemin de l'au-delà, et qu'il voyage avec son corps dans un paysage qui n'est pas fait pour les hommes – idée que l'on retrouve souvent dans son poème.