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- La venue de monsieur le baron est une grande joie en dépit des temps malheureux. Milady sera heureuse...

Le tout sur un ton de solennelle tristesse. Batz remarqua alors que Brent était tout vêtu de noir et que, à l'instar du roi George, Charlotte Atkyns avait mis sa maison en deuil : dans le hall d'entrée, bien visible à tous, un portrait de Louis XVI enguirlandé de crêpe noire trônait entre deux armures en pied dont les gantelets s'appuyaient sur des épées à deux mains fichées dans le socle, montant une garde pompeuse qui avait quelque chose de fan-tomal auprès de deux candélabres chargés de bougies.

Seuls les candélabres étaient allumés dans cette salle où régnait un froid glacial, la grande cheminée chargée de la réchauffer étant dépourvue d'un feu jugé sans doute trop gai pour les circonstances. Batz n'en fut pas surpris : chez les Anglais, une certaine fraîcheur et quelques courants d'air étaient considérés comme vivifiants, la canicule commençant un peu avant dix-neuf degrés. S'il fut touché de cette preuve de communion à sa propre peine, Batz, fils de la douce Gascogne, n'en évoqua pas moins avec nostalgie les bons feux qui flambaient, en France, dans ses propres cheminées : sa randonnée à travers le brouillard l'avait transi. Il avait hâte que le majordome revienne mais ce fut la maîtresse de maison en personne qui accourut et sa somptueuse chevelure rousse fit entrer le soleil dans le hall lugubre.

- Vous ici ? s'écria-t-elle d'une voix un peu basse mais chaleureuse. Ah, mon ami, vous n'imaginez pas le bien que votre présence m'apporte! Vous souhaitez pleurer avec moi, je suppose ?

Elle venait à lui les deux mains tendues et Batz, un instant, eut une sorte d'éblouissement : sa robe noire, son grand fichu et ses manchettes de mousseline devaient être exactement semblables à ce que Marie-Antoinette portait au Temple. La coiffure, sous le bonnet volante, était la même, et, comme la taille, la silhouette et aussi certains traits du visage rappelaient la Reine. Le baron eut l'impression fugitive de se trouver en face de sa malheureuse souveraine. Charlotte Atkyns était seulement un peu plus jeune et ses yeux bleus brillaient d'une vitalité que l'angoisse et le malheur avaient chassée de ceux de son modèle. Seule la couleur des cheveux brisait l'illusion mais, avec de la poudre, cette illusion pouvait se recréer : le bruit courait que les cheveux de la Reine avaient blanchi... Avec un respect involontaire, il baisa les mains offertes :

- Je n'ai pas de temps pour les larmes, lady Charlotte ! Mon roi est mort et j'ai cru, un instant, sombrer dans la folie. Mais j'en ai un autre à présent auquel je dois toute mon attention, tous mes efforts et toutes mes pensées.

- Sans doute, mais ne donnerez-vous pas la priorité à sa mère? C'est elle qu'il faut sauver maintenant. L'enfant-roi n'est que sa suite naturelle et c'est elle la plus menacée... Mais ne restons pas ici : vous devez avoir besoin de vous restaurer et l'on va sonner le breakfast dans un instant.

Une cloche, en effet, tinta dans les profondeurs du château comme la jeune femme finissait de parler, et elle glissa son bras sous celui de son visiteur pour l'emmener dans le salon où l'on servait toujours, vers dix heures, ce premier et important repas de la journée. Batz en connaissait le décor et le cérémonial et ne fut pas étonné de pénétrer dans une vaste pièce ornée de portraits de famille dans laquelle se trouvaient un billard, un piano, divers instruments de musique, des livres, et des journaux. Au milieu de tout cela, plusieurs tables à thé supportaient qui la bouilloire et le matériel nécessaire, qui des corbeilles de petits pains de plusieurs sortes, des pots de crème fraîche, de sucre, de confitures et du jambon, qui des plats chauds contenant des oufs, des saucisses et du porridge. On s'installait à sa convenance à d'autres petites tables, ce qui permettait de s'isoler un peu avec telle ou telle personne de son choix ou de venir à l'heure souhaitée. Il y avait toujours nombre d'invités dans les châteaux anglais et l'heure du petit déjeuner était celle de la liberté. Une fois rassasié, on pouvait sortir pour une promenade, lire, faire de la musique ou simplement regagner sa chambre.

Charlotte Atkyns installa son invité et appela un valet pour le servir après avoir lancé un aimable bonjour à la cantonade. Il y avait là plusieurs invités occupés à se sustenter. L'un d'eux, à l'entrée de Batz, sauta de sa chaise, abandonnant ses oufs brouillés, et vint vers lui les mains tendues comme tout à l'heure la maîtresse de maison :

- Mon cher baron ! Mais quelle chance de te voir ici ! Tu viens nous rejoindre !

- Non. Je ne fais que passer. Ensuite je rentre à Paris.

- Tu es courageux! Cela ne doit pas être bien beau, Paris en ce moment, et tu ferais mieux de rester avec nous toi qui es sans attaches...

- J'en ai plus que tu ne crois. Et surtout, j'ai une tâche à accomplir. Mais toi, que fais-tu ?

- Rien. Je vis... et je m'ennuie à mourir! Cela, Batz voulait bien le croire. Claude-Louis

de la Châtre, comte de Nançay, lieutenant général des armées du Roi, était un homme actif entre tous et le baron l'aimait bien en dépit du fait qu'il avait été, naguère, premier gentilhomme de Monsieur. Compromis dans l'affaire Favras où il était question d'enlever le Roi pour le remplacer par son frère, il avait dû prendre le large tandis que Monsieur abandonnait tranquillement Favras à la justice. On était alors en 1790 et le malheureux marquis n'eut pas droit à la mort d'un gentilhomme : on le pendit haut et court en place de Grève. La Châtre, lui, disparut, laissant en France ses amours et son épouse. Celle-ci, épousée sottement par un intérêt mal compris, était la fille decBontemps, le valet de chambre de Louis XVI. C'était aussi une mégère assez bien conditionnée avec laquelle le pauvre La Châtre s'entendit d'autant moins longtemps qu'il s'éprit d'une ravissante comtesse de Beaufort, épouse d'un émigré [i]. Mise au courant, Mme de La Châtre ne perdit pas une si belle occasion de jeter feux et flammes, exigea la séparation en attendant un divorce que les nouvelles lois rendaient possible. En même temps, elle intentait un procès à Mme de Beaufort pour une obscure raison de terrain que son époux aurait donné à sa belle. La grande surprise fut de découvrir que celle-ci était aussi atteinte du virus procédurier que l'épouse légitime. Il s'ensuivit un interminable débat dans lequel Batz joua un rôle effacé mais primordial en confiant, un an plus tôt, les intérêts de Mme de Beaufort à un certain Lul-lier, fort habile agent d'affaires de la rue Vendôme avant la Révolution et qui occupait à présent le poste important de procureur-syndic du département. Ainsi pourvu d'une façade hautement républicaine, Lullier gérait avec habileté - et honnêteté! - les biens de certains émigrés, dont La Châtre. Ce qui ne l'empêchait pas de donner à la Révolution toutes les assurances possibles sur son loyalisme et ses vertus républicaines : il avait même accepté de payer leur " salaire " à quatre égorgeurs de Septembre " pour avoir travaillé pendant deux jours " !

La mine affligée de son ami désola Batz :

- Et tu es venu t'ennuyer chez lady Charlotte? Ce n'est pas très gai sans doute ?

- Je m'ennuie à Londres. Jamais ici, ajouta le comte en prenant la main de son hôtesse pour la baiser.

- Pourtant tu vas y retourner bientôt. Nous allons avoir besoin d'agents actifs. Je sais que toi et Montlosier avez accès assez facile auprès du ministre Pitt : il va falloir ouvrer pour préparer l'Angleterre à recevoir le jeune roi Louis XVII...

- Et la Reine n'est-ce pas ? répéta Mme Atkyns. C'est elle la plus menacée, c'est elle qu'il faut sauver en premier !

- J'aurais dû dire : la famille royale ! Et sois tranquille, La Châtre, je te réserve un rôle! D'autant que tu es l'un des rares émigrés riches. Cela peut être utile...

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Rien à voir avec le " Roi des Halles " ! Il s'agit d'une famille Brandouin de Balaguier de Beaufort originaire d'Auvergne.