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– OK, Youri, il fait sombre et on étouffe…

– Ouais, et la môme Dakota elle s’asseoit à la table et demande à ses parents comment ça va, et ceux-ci font grise mine. Alors négligemment elle leur demande si cette fois ça y est, est-ce qu’ils vont quitter la station, et son père lui répond qu’ils sont des pionniers, qu’ils doivent rester et trouver une solution, que c’est pour ça qu’ils sont payés… Alors la môme les interroge à nouveau, qu’est-ce qui se passerait s’ils ne pouvaient pas réparer? Et le père répond que c’est impossible, qu’on peut toujours réparer. Dakota sourit et insiste: qu’ est-ce qui se passerait si on n’ arrivait pas à remettre le courant en marche, et les réseaux IA, et tout le reste, simplement parce qu’il y a quelque chose de plus puissant qu’une neuromatrice militaire qui ne le veut pas. Son père lui répond qu’on est pas dans un film de science-fiction. Quand sa mère, intriguée, la prie de préciser sa pensée, Dakota lui demande si tout le monde va mourir si la température continue de baisser (elle atteint zéro dans les modules d’habitation, et -20 dans certaines coursives de la station) et sa mère lui répond que oui…

– OK, Youri, j’ai lâché, excédé, fais m’en donc trois tomes.

– Attends, tu vas comprendre. Une heure plus tard, sans qu’on sache pourquoi, un circuit secondaire de chauffage se remet en marche et la température remonte de quelques degrés. Dakota va voir sa mère, son père est déjà sur le chantier, et elle lui redemande comment ça va. Sa mère lui dit que ça va aller, on dirait qu’ils sont arrivés à rallumer un peu de chauffage, mais va falloir quand même ouvrir les réserves d’oxygène. Dakota s’approche d’elle et lui dit alors qu’elle veut juste quitter la station, et qu’elle arrêtera de les embêter s’ils retournent sur Lunokhod. Sa mère la console en lui disant qu’ils y retourneront bientôt, et qu’elle ne l’embête jamais. Mais Dakota insiste et affirme tout net qu’elle remettra tout en marche si jamais sa mère lui fait la promesse solennelle de repartir pour la Lune… Stupéfaite, sa mère lui demande comment elle entend y arriver et Dakota lui explique que c’est elle la responsable de la panne et qu’elle peut faire revenir, en partie ou totalement, l’ensemble des fonctions de la station, sauf celles endommagées indirectement, par le froid, ou des courts-circuits. Pour prouver ses dires, le courant revient illico dans leur module d’habitation et ceux alentours… Elle n’a même pas touché un bouton.

J’ai mis quelques secondes pour vraiment intégrer l’information.

Youri se taisait, sûr de son effet, qui ne se fit pas attendre.

Je lui ai lancé un regard ébahi.

Je n’arrivais pas à dire quoi que ce soit.

On a siroté nos bières.

– Comment qu’elle fait? j’ai demandé, au bout d’un moment.

– J’en sais rien, a fait Youri. Mais je crois que si Grunz a craqué c’est parce qu’elle est assez facétieuse la gamine, et qu’elle a son caractère… Je l’ai joint sur le Net hier matin, il m’a dit qu’elle lui en avait fait voir de toutes les couleurs, et qu’en plus ses propres gosses en redemandaient. Il me l’a envoyée comme s’il s’agissait d’une vraie bombe bactériologique.

Je me suis marré.

– Sûr que c’est une bombe.

– Ouais, a fait Youri. Une vraie bombe,

– Putain, j’ai grimacé malgré moi, ils sont tous comme ça?… Je veux dire la Première Génération de l’Espace?…

Youri m’a regardé avec un drôle de sourire, et l’éclat vif que je lisais dans ses yeux ne voulait pas perdre en intensité.

– On sait pas trop, manque de statistiques vérifiables avec le développement un peu anarchique de l’Anneau-Cité orbital… Mais elle dit que non. Que tous les autres enfants de l’espace ont ce type de pouvoirs, mais à l’état inconscient, les pauvres humains comme nous étant livrés, eux, aux niveaux de conscience inférieurs…

– Combien qu’ils sont, comme elles?

– Elle sait pas exactement, au moins six, j’crois qu’elle m’ a dit.

– Où ils sont, les six autres?

– J’en sais foutre rien.

– Et elle? Elle le sait?

– J’sais pas non plus, demande-lui à l’occasion.

– Bon, si tu me disais maintenant pourquoi elle a besoin d’une fausse identité?

Il m’a d’abord regardé sans rien dire. J’ai enfoncé le clou.

– J’imagine que si elle peut bluffer une neuromatrice militaire, et paralyser une station de la taille de Lagrange, elle peut facilement manipuler les réseaux des douanes terrestres, et que c’est même comme ça qu’elle a procédé pour descendre de l’orbite, pas vrai?

J’ai claqué la langue. J’étais fier de moi.

– C’est ça, a fait Youri.

– Bon, alors pourquoi qu’elle a besoin d’une putain de carte, maintenant, veut faire chier, ou quoi?

– Non, elle te l’a dit tout à l’heure… A cause de l’énergie dépensée inutilement. Ça lui fait dépenser trop de neurones, ça l’épuise.

J’ai enregistré l’info. Ça l’épuisait.

– Bon, qu’est-ce qui s’est passé après, sur Lagrange?

– Y a eu une explication avec Dakota, sa famille et le Conseil de la station, dont le chef de la sécurité. Au bout de deux ou trois heures, les principales commandes étaient de nouveau opérationnelles, trois jours plus tard tout était en état, et au bout d’une semaine Dakota et ses parents embarquaient sur la première navette en partance pour Lunokhod Junction, via BlackSky.

J’ai enregistré le fait que Dakota était pas le genre de fille à se dégonfler devant l’adversité, elle faisait feu de tout bois quand elle se sentait menacée, ou pour défendre ses intérêts, comme tous les humains. Elle avait eu ce qu’elle voulait, au bout du compte. Une question me brûlait les lèvres.

– Dis-moi, je reviens à ça… Pourquoi qu’elle a eu besoin de passer en fraude depuis l’orbite? Elle était en taule, en fuite, elle a fait une autre connerie?

La première prison spatiale de l’Histoire, SteelCity venait d’ouvrir ses portes sur une orbite géostationnaire, on parlait que de ça depuis des mois.

– Pas tout à fait…

Je lui ai fait un signe blasé signifiant qu’il pouvait y aller.

– La petite famille est donc retournée sur la Lune… Le temps a passé et les parents de Dakota ont d’abord essayé de comprendre de leur côté les pouvoirs de leur fille. Dakota leur a raconté qu’elle se savait différente depuis toute petite et qu’elle avait testé les plus simples de ses pouvoirs dans le ventre de sa mère. C’est acculée au désespoir qu’elle avait agi ainsi sur Lagrange. Sa mère apprit ce jour-là que c’était à cause d’une amourette brisée par leur exil, un flirt d’ado avec le jeune fils d’un technicien supraconducteur, vivant à Lunokhod, que Dakota s’était enfermée dans son désespoir, durant son séjour sur Lagrange [1]. Une simple déprime amoureuse d’adolescente avait failli compromettre un projet valant des billions de dollars, tu vois le truc? Je crois que c’est ce genre de considérations qui leur a valu la visite de plusieurs types de l’ONU, un peu plus tard, mais, là, c’était des mecs des services de renseignement du Conseil de sécurité, avec des toubibs militaires du Pentagone… Ils ont fait savoir à Dakota qu’elle avait commis un délit très grave, assimilable à du terrorisme spatial, elle risquait de passer la plus grande partie de sa vie en prison si les autorités de la station portaient plainte. En échange d’un abandon des charges, les types de l’UnoBI lui ont demandé de venir avec eux dans une école spéciale en orbite terrestre. Cette école spéciale s’avéra un centre de recherches ultra-spécialisé, où Dakota fut étudiée sous toutes les coutures pendant cinq ans…

Youri fit une pause, pour reprendre son souffle, son inspiration, et un peu de bière.

Mais j’avais deviné la suite. La Sale Môme de l’Espace en avait eu marre des lunetteux en blouse blanche et de la solitude. Elle s’était barrée, avait détraqué les systèmes de sécurité ou les avait “ neuromanipulés ” à distance ou je savais pas trop quoi, et elle était descendue de l’orbite, se fondant dans les dix milliards d’êtres humains qui surpeuplaient la planète.

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[1] Lagrange, astronome et mathématicien français du XVIIIe siècle. On lui doit notamment la découverte des points qui portent son nom dans l’espace, là où les forces gravitationnelles de la Terre et de la Lune s’annulent. De nombreux projets de la NASA prévoient l’installation de super-stations aux points de Lagrange, pour le deuxième quart du XXIe siècle.