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Puis il s’assit avec un soupir de lassitude et demanda aussitôt un gobelet d’eau qu’il vida d’un trait. Durant tout le repas il resta silencieux. Il se sentait fiévreux, fourbu d’âme et de corps.

« Il faut être robuste pour être roi », disait autrefois Philippe le Bel à ses fils, lorsque ceux-ci rechignaient aux exercices équestres ou à l’apprentissage des armes. « Il faut être robuste pour être roi », se répétait Louis X en ce premier moment de son règne. Chez lui la fatigue engendrait l’irritation, et il pensait avec humeur que celui qui héritait d’un trône eût bien dû hériter aussi la force de s’y tenir droit.

De fait, ce que le cérémonial exigeait du souverain, pour son entrée en fonctions, était proprement accablant.

Louis, après avoir assisté à l’agonie de son père, avait eu à prendre ses repas pendant deux jours auprès du cadavre embaumé. En effet, le principe royal ne souffrant ni chevauchement ni césure dans son incarnation, le roi mort était supposé régner jusqu’à son ensevelissement, et son successeur, à côté de sa dépouille, mangeait en quelque sorte pour lui, à sa place.

Plus encore que la présence de la grande forme cireuse, vidée de ses entrailles et revêtue des vêtements d’apparat, avait été pénible pour Louis la vue du cœur de son père, placé près de la couche funéraire dans un coffret de cristal et de bronze doré. Chacun qui voyait ce cœur, les artères tranchées à ras, derrière la vitre, demeurait stupéfait de sa petitesse ; « un cœur d’enfant… ou d’oiseau », murmuraient les visiteurs. Et l’on avait peine à croire qu’un si minuscule viscère eût animé un si terrible monarque.[2]

Puis s’était effectué le transport du corps, par voie d’eau, de Fontainebleau à Paris ; puis, dans la capitale même, s’étaient succédé chevauchées, veilles, offices religieux et processions interminables, tout cela par un affreux temps d’hiver où l’on pataugeait dans la boue glacée, où une mauvaise petite neige vous giflait le visage.

Louis X enviait son oncle Valois, qui, constamment à ses côtés, décidant de tout, tranchant des problèmes de préséance, infatigable, volontaire, semblait, lui, avoir des nerfs de roi.

Déjà, parlant à l’abbé Égidius, Valois commençait à s’inquiéter du sacre de Louis, qui prendrait place l’été suivant. Car l’abbaye de Saint-Denis avait la garde non seulement des tombes royales, non seulement de la bannière de France, mais aussi des vêtements et attributs portés par les rois lors du couronnement. Valois tenait à savoir si tout était en ordre. Le grand manteau, depuis vingt-neuf ans, n’avait-il pas subi de dommages ? Les écrins, pour transporter à Reims le sceptre, les éperons et la main de justice, étaient-ils en bon état ? Et la couronne d’or ? Il faudrait que les orfèvres au plus tôt missent la coiffe à la nouvelle mesure.

L’abbé Égidius observait le jeune roi que la toux continuait de secouer, et pensait : « Certes, on va tout préparer ; mais tiendra-t-il jusque-là ? »

Quand le repas fut achevé, Hugues de Bouville, grand chambellan de Philippe le Bel, vint casser devant Louis X son bâton doré, et signifier par là qu’il avait terminé son office. Le gros Bouville avait les yeux emplis de larmes ; ses mains tremblaient, et il dut s’y prendre à trois fois pour briser son sceptre de bois, image et délégation du grand sceptre d’or. Puis au premier chambellan de Louis, Mathieu de Trye, qui allait lui succéder dans la fonction, il murmura :

— À vous maintenant, messire.

Alors la tribu capétienne sortit de table et se dirigea vers la cour où attendaient les montures.

Dehors, la foule était maigre, pour crier : « Vive le roi ! » Les gens s’étaient assez gelés, la veille, à regarder le grand cortège qui comprenait les troupes, le clergé de Paris, les maîtres de l’Université, les corporations ; celui d’aujourd’hui n’offrait plus rien qui pût émerveiller. Il tombait une sorte de grésil qui perçait les vêtements jusqu’à la peau ; et seuls saluaient le nouveau roi quelques acharnés de la badauderie, ou les riverains qui pouvaient crier du pas de leur porte sans se mouiller.

Depuis l’enfance, le Hutin attendait de régner. À chaque semonce, échec ou contrariété que lui attirait sa médiocrité d’esprit et de caractère, il se disait rageusement : « Le jour où je serai roi… » Et cent fois, il avait souhaité que le sort hâtât la disparition de son père.

Or voilà que sonnait l’heure qui l’exauçait ; voilà qu’il venait d’être proclamé. Il sortait de Saint-Denis… Mais rien ne l’avertissait, intérieurement, qu’aucun changement se fût produit en lui. Il se sentait seulement plus faible que la veille, et pensait davantage à ce père qu’il avait si peu aimé.

La tête basse, les épaules frissonnantes, il poussait son cheval entre les champs déserts où des restes de chaume perçaient des restes de neige. Le crépuscule s’assombrissait rapidement. À la porte de Paris, le cortège fit halte pour permettre aux archers d’escorte d’allumer des torches.

Le peuple de la capitale ne fut guère plus enthousiaste que celui de Saint-Denis. Quelles raisons d’ailleurs aurait-il eues de se montrer joyeux ? L’hiver précoce entravait les transports et multipliait les décès. Les dernières récoltes avaient été mauvaises ; les denrées enchérissaient à mesure qu’elles se raréfiaient ; il y avait de la disette dans l’air. Et le peu qu’on connaissait du nouveau roi n’incitait pas à l’espoir.

On le disait brouillon, querelleur et cruel ; et le public, qui déjà le désignait par son surnom, ne pouvait citer de lui aucun acte important ou généreux. Sa seule renommée lui venait de son infortune conjugale.

« C’est à cause de cela que le peuple ne me témoigne point d’affection, se disait Louis X ; à cause de cette catin qui m’a bafoué devant tous… Mais s’ils ne veulent point m’aimer, je ferai tant qu’ils trembleront et crieront Noël en me voyant comme s’ils m’aimaient bien fort. Et d’abord je veux reprendre épouse, avoir une reine à côté de moi… pour que mon déshonneur soit effacé. »

Hélas ! Le rapport que lui avait fait la veille son cousin Robert d’Artois, retour de Château-Gaillard, ne laissait pas paraître l’entreprise aisée. « La garce cédera ; je la ferai mettre à tels régimes et tourments qu’elle cédera ! »

Comme il s’était dit dans le petit peuple que le roi jetterait des pièces de monnaie sur son passage, des groupes de pauvres se tenaient au coin des rues. Les torches des archers éclairaient un instant leurs visages maigres, leurs yeux avides et leurs mains tendues. Mais aucune piécette ne tomba.

Par le Châtelet et le Pont au Change le cortège atteignit ainsi le palais de la Cité.

La comtesse Mahaut donna le signal de la dispersion en déclarant que chacun avait maintenant besoin de chaleur et de repos, et qu’elle rentrait à l’hôtel d’Artois. Prélats et barons prirent chacun le chemin de sa demeure. Les frères du nouveau roi eux-mêmes se retirèrent. Si bien que lorsqu’il eut mis pied à terre, Louis X ne se trouva plus entouré, en dehors de ses serviteurs et écuyers personnels, que par ses deux oncles Évreux et Valois, Robert d’Artois, Marigny et Mathieu de Trye.

Ils passèrent par la Galerie mercière, immense et presque déserte à cette heure. Quelques marchands, qui finissaient de cadenasser leurs éventaires, ôtèrent leur bonnet.

Le Hutin avançait lentement, les jambes raides dans des bottes trop lourdes, le corps chaud de fièvre. Il regardait, à sa droite, à sa gauche, les quarante statues de rois, haut placées sur de larges consoles sculptées, et que Philippe le Bel avait choisi de dresser là, dans le vestibule de l’habitation royale, telles des répliques debout des gisants de Saint-Denis, afin que le souverain vivant apparût à chaque visiteur comme le continuateur d’une race sacrée, désignée par Dieu pour exercer le pouvoir.

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2

Philippe le Bel avait légué son cœur, ainsi que la grande croix d’or des Templiers, au monastère des dominicains de Poissy, Cœur et croix disparurent, la nuit du 21 juillet 1695, dans un incendie provoqué par la foudre.