Quand le duc d’Anjou eut fini, Lasco prit la couronne des Jagellons posée sur un coussin de velours rouge, et tandis que deux seigneurs polonais revêtaient le duc d’Anjou du manteau royal, il déposa la couronne entre les mains de Charles.
Charles fit un signe à son frère. Le duc d’Anjou vint s’agenouiller devant lui, et de ses propres mains, Charles lui posa la couronne sur la tête: alors les deux rois échangèrent un des plus haineux baisers que se soient jamais donnés deux frères.
Aussitôt un héraut cria:
«Alexandre-Édouard-Henri de France, duc d’Anjou, vient d’être couronné roi de Pologne. Vive le roi de Pologne!»
Toute l’assemblée répéta d’un seul cri:
– Vive le roi de Pologne! Alors Lasco se tourna vers Marguerite. Le discours de la belle reine avait été gardé pour le dernier. Or, comme c’était une galanterie qui lui avait été accordée pour faire briller son beau génie, comme on disait alors, chacun porta une grande attention à la réponse, qui devait être en latin. Nous avons vu que Marguerite l’avait composée elle-même.
Le discours de Lasco fut plutôt un éloge qu’un discours. Il avait cédé, tout Sarmate qu’il était, à l’admiration qu’inspirait à tous la belle reine de Navarre; et empruntant la langue à Ovide, mais le style à Ronsard, il dit que, partis de Varsovie au milieu de la plus profonde nuit, ils n’auraient su, lui et ses compagnons, comment retrouver leur chemin, si, comme les rois mages, ils n’avaient eu deux étoiles pour les guider; étoiles qui devenaient de plus en plus brillantes à mesure qu’ils approchaient de la France, et qu’ils reconnaissaient maintenant n’être autre chose que les deux beaux yeux de la reine de Navarre. Enfin, passant de l’Évangile au Coran, de la Syrie à l’Arabie Pétrée, de Nazareth à La Mecque, il termina en disant qu’il était tout prêt à faire ce que faisaient les sectateurs ardents du Prophète, qui, une fois qu’ils avaient eu le bonheur de contempler son tombeau, se crevaient les yeux, jugeant qu’après avoir joui d’une si belle vue rien dans ce monde ne valait plus la peine d’être admiré.
Ce discours fut couvert d’applaudissements de la part de ceux qui parlaient latin, parce qu’ils partageaient l’opinion de l’orateur; de la part de ceux qui ne l’entendaient point, parce qu’ils voulaient avoir l’air de l’entendre.
Marguerite fit d’abord une gracieuse révérence au galant Sarmate; puis, tout en répondant à l’ambassadeur, fixant les yeux sur de Mouy, elle commença en ces termes:
«Quod nunc hac in aula insperati adestis exultaremus ego et conjux, nisi ideo immineret calimitas, scilicet non solum fratris sed etiam amici orbitas. [4]»
Ces paroles avaient deux sens, et, tout en s’adressant à de Mouy, pouvaient s’adresser à Henri d’Anjou. Aussi ce dernier salua-t-il en signe de reconnaissance.
Charles ne se rappela point avoir lu cette phrase dans le discours qui lui avait été communiqué quelques jours auparavant; mais il n’attachait point grande importance aux paroles de Marguerite, qu’il savait être un discours de simple courtoisie. D’ailleurs, il comprenait fort mal le latin.
Marguerite continua:
«Adeo dolemur a te dividi ut tecum proficisci maluissemus. Sed idem fatum que nunc sine ullâ morâ Lutetiâ cedere juberis, hac in urbe detinet. Proficiscere ergo, frater; proficiscere, amice; proficiscere sine nobis; proficiscentem sequentur spes et desideria nostra. [5]»
On devine aisément que de Mouy écoutait avec une attention profonde ces paroles, qui, adressées aux ambassadeurs, étaient prononcées pour lui seul. Henri avait bien déjà deux ou trois fois tourné la tête négativement sur les épaules, pour faire comprendre au jeune huguenot que d’Alençon avait refusé; mais ce geste, qui pouvait être un effet du hasard, eût paru insuffisant à de Mouy, si les paroles de Marguerite ne fussent venues le confirmer. Or, tandis qu’il regardait Marguerite et l’écoutait de toute son âme, ses deux yeux noirs, si brillants sous leurs sourcils gris, frappèrent Catherine, qui tressaillit comme à une commotion électrique, et qui ne détourna plus son regard de ce côté de la salle.
– Voilà une figure étrange, murmura-t-elle tout en continuant de composer son visage selon les lois du cérémonial. Qui donc est cet homme qui regarde si attentivement Marguerite, et que, de leur côté Marguerite et Henri regardent si attentivement?
Cependant la reine de Navarre continuait son discours, qui, à partir de ce moment, répondait aux politesses de l’envoyé polonais, tandis que Catherine se creusait la tête, cherchant quel pouvait être le nom de ce beau vieillard, lorsque le maître des cérémonies, s’approchant d’elle par derrière, lui remit un sachet de satin parfumé contenant un papier plié en quatre. Elle ouvrit le sachet, tira le papier, et lut ces mots:
«Maurevel, à l’aide d’un cordial que je viens de lui donner, a enfin repris quelque force, et est parvenu à écrire le nom de l’homme qui se trouvait dans la chambre du roi de Navarre. Cet homme, c’est M. de Mouy.»
– De Mouy! pensa la reine; eh bien, j’en avais le pressentiment. Mais ce vieillard… Eh! cospetto!… ce vieillard, c’est…
Catherine demeura l’œil fixe, la bouche béante. Puis, se penchant à l’oreille du capitaine des gardes qui se tenait à son côté:
– Regardez, monsieur de Nancey, lui dit-elle, mais sans affectation; regardez le seigneur Lasco, celui qui parle en ce moment. Derrière lui… c’est cela… voyez-vous un vieillard à barbe blanche, en habit de velours noir?
– Oui, madame, répondit le capitaine.
– Bon, ne le perdez pas de vue.
– Celui auquel le roi de Navarre fait un signe?
– Justement. Placez-vous à la porte du Louvre avec dix hommes, et, quand il sortira, invitez-le de la part du roi à dîner. S’il vous suit, conduisez-le dans une chambre où vous le retiendrez prisonnier. S’il vous résiste, emparez vous-en mort ou vif. Allez! allez!
Heureusement Henri, fort peu occupé du discours de Marguerite, avait l’œil arrêté sur Catherine, et n’avait point perdu une seule expression de son visage. En voyant les yeux de la reine mère fixés avec un si grand acharnement sur de Mouy, il s’inquiéta; en lui voyant donner un ordre au capitaine des gardes, il comprit tout.
Ce fut en ce moment qu’il fit le geste qu’avait surpris M. de Nancey, et qui, dans la langue des signes, voulait dire: Vous êtes découvert, sauvez-vous à l’instant même.
De Mouy comprit ce geste, qui couronnait si bien la portion du discours de Marguerite qui lui était adressé. Il ne se le fit pas dire deux fois, il se perdit dans la foule, et disparut.
Mais Henri ne fut tranquille que lorsqu’il eut vu M. de Nancey revenir à Catherine, et qu’il eut compris à la contraction du visage de la reine mère que celui-ci lui annonçait qu’il était arrivé trop tard. L’audience était finie. Marguerite échangeait encore quelques paroles non officielles avec Lasco.
Le roi se leva chancelant, salua et sortit appuyé sur l’épaule d’Ambroise Paré, qui ne le quittait pas depuis l’accident qui lui était arrivé.