— Mais ce livre est un chef-d’œuvre.
— Ce livre, c’est le Diable. C’est un livre de perversion. D’ailleurs j’ai jeté les exemplaires qu’on avait ici. Les gens sont trop bouleversés.
Je soupirai mais ne répondis rien. Je ne voulais pas me disputer avec lui. Je demandai simplement :
— Erne, est-ce que je peux faire envoyer un paquet ici, à la bibliothèque ?
— Un paquet ? Bien sûr. Pourquoi ?
— J’ai demandé à ma femme de ménage de récupérer un objet important chez moi et de me l’envoyer par Fedex. Mais j’aime mieux qu’il soit livré ici : je ne suis pas souvent à Goose Cove et la boîte aux lettres déborde de courriers infects que je ne relève même plus… Au moins, ici, je suis sûr qu’il arrivera.
La boîte aux lettres de Goose Cove résumait bien l’état de la réputation de Harry : l’Amérique tout entière, après l’avoir admiré, le conspuait et le couvrait de lettres d’insultes. Le plus grand scandale de l’histoire de l’édition était en marche : Les Origines du mal avait d’ores et déjà disparu des rayons des librairies et des programmes scolaires, le Boston Globe avait unilatéralement mis un terme à leur collaboration ; quant au conseil d’administration de l’université de Burrows, il avait décidé de le démettre de ses fonctions avec effet immédiat. Désormais les journaux ne se gênaient plus pour le décrire comme un prédateur sexuel ; il était l’objet de tous les débats et de toutes les conversations. Roy Barnaski, flairant là une opportunité commerciale à ne manquer sous aucun prétexte, voulait absolument sortir un livre sur cette affaire. Et comme Douglas n’arrivait pas à me convaincre, il finit par me téléphoner en personne pour me donner une petite leçon d’économie de marché :
— Le public veut ce livre, m’expliqua-t-il. Écoutez-moi ça, il y a même des fans en bas de notre building qui scandent votre nom.
Il brancha le haut-parleur et fit un signe à ses assistantes qui s’époumonèrent : Gold-man ! Gold-man ! Gold-man !
— Ce ne sont pas des fans, Roy, ce sont vos assistantes. Bonjour, Marisa.
— Bonjour, Monsieur Marcus, répondit Marisa.
Barnaski reprit le combiné.
— Enfin, réfléchissez un peu, Goldman : on sort le livre pour l’automne. Succès assuré ! Un mois et demi pour écrire ce bouquin, ça vous semble correct ?
— Un mois et demi ? Il m’a fallu deux ans pour écrire mon premier livre. D’ailleurs, je ne sais même pas ce que je pourrais y raconter, on ignore encore ce qui s’est passé.
— Vous savez, je peux vous fournir des écrivains fantômes[1] pour aller plus vite. Et puis, pas besoin de grande littérature : les gens veulent surtout savoir ce que Quebert a fait avec la petite. Contentez-vous de raconter les faits, avec du suspense, du sordide et un peu de sexe évidemment.
— Du sexe ?
— Allons, Goldman, je ne vais pas vous apprendre votre boulot : qui voudrait acheter ce livre s’il n’y a pas des scènes indécentes entre le vieillard et la fillette de sept ans ? C’est ça que les gens veulent. Même si le livre n’est pas bon, on en vendra des tonnes. C’est ce qui compte, non ?
— Harry avait trente-quatre ans et Nola quinze !
— Ne pinaillez pas… Si vous faites ce livre, j’annule votre précédent contrat et je vous offre en plus un demi-million de dollars d’avance pour vous remercier de votre coopération.
Je refusai net et Barnaski s’énerva :
— Eh bien, puisque vous voulez jouer les mauvais bougres, Goldman, je vais m’y mettre aussi : j’attends un manuscrit dans exactement onze jours, sinon c’est le procès et la ruine !
Il me raccrocha au nez. Peu après, alors que je faisais quelques courses au magasin général de la rue principale, je reçus un appel de Douglas, certainement alerté par Barnaski lui-même, qui s’efforça de me convaincre encore :
— Marc, tu peux pas faire le difficile sur ce coup-là, me dit-il. Je te rappelle que Barnaski te tient par les couilles ! Ton précédent contrat est toujours valable et ton seul moyen de l’annuler est d’accepter sa proposition. Et puis, ce bouquin va faire exploser ta carrière. Une avance d’un demi-million, tu me diras qu’il y a pire dans la vie, non ?
— Barnaski veut me faire écrire une espèce de brûlot ! C’est hors de question. Je ne veux pas d’un livre comme ça, je ne veux pas un livre-poubelle écrit en quelques semaines. Pour les bons livres, il faut du temps.
— Mais ce sont les méthodes modernes pour faire du chiffre ! Les écrivains qui rêvassent et attendent que la neige tombe en quête d’inspiration, c’est fini ! Ton livre, sans qu’il n’en existe encore la moindre ligne, s’arrache déjà parce que tout le monde veut tout savoir. Et tout de suite. La fenêtre de marché est limitée : cet automne, il y a l’élection présidentielle et les candidats vont sûrement sortir des bouquins qui vont prendre tout l’espace médiatique. Tout le monde parle déjà du livre de Barack Obama, tu peux croire ça ?
Je ne croyais plus à rien. Je payai mes achats et retournai à ma voiture, garée dans la rue. C’est alors que je trouvai, glissé derrière l’un des essuie-glaces, un morceau de papier. De nouveau ce même message :
Rentre chez toi, Goldman.
Je regardai autour de moi : personne. Quelques personnes attablées à une terrasse proche, des clients qui sortaient du magasin général. Qui me suivait ? Qui n’avait pas envie de me voir enquêter sur la mort de Nola Kellergan ?
Le lendemain de ce nouvel incident, le vendredi 20 juin, je retournai voir Harry à la prison. Avant de quitter Aurora, je fis un arrêt à la bibliothèque où mon paquet venait d’être livré.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Pinkas, curieux, en espérant que je l’ouvrirais devant lui.
— Un outil dont j’ai besoin.
— Un outil de quoi ?
— Un outil de travail. Merci de l’avoir réceptionné, Erne.
— Attends, tu veux pas boire un café ? Je viens d’en faire. Tu veux des ciseaux pour ouvrir le paquet ?
— Merci, Erne. Volontiers une prochaine fois pour le café. Je dois y aller.
En arrivant à Concord, je décidai de faire un crochet par le quartier général de la police d’État pour aller trouver le sergent Gahalowood et lui soumettre les quelques hypothèses que j’avais pu échafauder depuis notre brève rencontre.
Le quartier général de la police d’État du New Hamsphire, où la brigade criminelle avait ses bureaux, était un grand bâtiment en briques rouges situé au numéro 33 de Hazen Drive, au centre de Concord. Il était presque treize heures ; on m’informa que Gahalowood était parti déjeuner et on me pria d’attendre dans un couloir, sur un banc, à côté d’une table où il y avait du café payant et des magazines. Lorsqu’il arriva, une heure plus tard, il avait, imprimé sur son visage, son air mauvais.
— C’est vous ? explosa-t-il en me voyant. On m’appelle, on me dit : Perry, grouille-toi, y a un type qui t’attend depuis une heure, et moi j’interromps la fin de mon repas pour venir voir ce qui se passe parce que c’est peut-être important et je tombe sur l’écrivain !
— Ne m’en voulez pas… Je me disais que nous étions partis sur de mauvaises bases et que peut-être…
— Je vous déteste, l’écrivain, tenez-vous-le pour dit. Ma femme a lu votre bouquin : elle vous trouve beau et intelligent. Votre tête, à l’arrière de votre livre, a trôné sur sa table de nuit pendant des semaines. Vous avez habité dans notre chambre à coucher ! Vous avez dormi avec nous ! Vous avez dîné avec nous ! Vous êtes parti en vacances avec nous ! Vous avez pris des bains avec ma femme ! Vous avez fait glousser toutes ses amies ! Vous avez pourri ma vie !
1
écrivains fantômes : Le terme d’« écrivain fantôme », repris de l’anglais