Выбрать главу

Il adressa un signe de tête à Everard. « Quel superbe paysage », lui dit-il en anglais, une langue que sa voix transformait en musique. Son ton était posé, quasiment nonchalant. « Puis-je le savourer tant que nous sommes ici ?

— Bien sûr, dit le Patrouilleur, mais nous ne resterons pas très longtemps.

— La planète d’exil offre-t-elle des panoramas comparables ?

— Je l’ignore. On ne nous l’a pas dit.

— Afin de la rendre plus redoutable, je présume. « Ce pays inconnu dont nul voyageur / N’a repassé la frontière[10]. » Sardonique : « Ne cherchez point, je vous prie, à me convaincre d’y échapper en sautant dans ce précipice, même si cela pourrait soulager certains de vos compagnons.

— En fait, ils auraient plutôt tendance à pester. Ce ne serait guère aimable de votre part, car nous serions obligés de repêcher votre carcasse et de la ressusciter.

— Afin de pouvoir me soumettre au kyradex.

— Ouais. Votre tête bien faite regorge d’informations intéressantes.

— Vous risquez d’être déçu, j’en ai peur. Nous veillons à ce qu’aucun de nous n’en sache trop sur les ressources, les capacités et les projets de ses frères et sœurs.

— Mouais. Des loups solitaires, tous autant que vous êtes. » Ainsi que l’avait formulé Shalten : « Et les généticiens du XXXIe millénaire entreprirent d’engendrer une race de surhommes, conçus pour explorer et conquérir les frontières cosmiques, pour s’apercevoir par la suite qu’ils avaient donné naissance à Lucifer. » Il lui arrivait souvent de s’exprimer dans ce style vaguement biblique. Cela mis à part, il n’y avait rien de vague chez lui.

« Eh bien, je ferai de mon mieux pour conserver ma dignité, rétorqua Varagan. Une fois que je serai sur cette fameuse planète…» Sourire. «… qui sait ce qui se passera ? »

Everard, épuisé nerveusement autant que physiquement, était particulièrement vulnérable à ses émotions. « Pourquoi faites-vous cela ? bredouilla-t-il. Vous viviez comme des dieux…»

Varagan acquiesça. « Tout à fait. Mais quand on est prisonnier d’un mythe, on endure une existence monotone et dénuée de sens – mais peut-être n’aviez-vous pas songé à cela. Notre civilisation était plus antique pour nous que l’âge de pierre ne l’est pour un homme de votre époque. Au bout du compte, cela a fini par nous la rendre insupportable. »

Et vous avez tenté de la renverser, y échouant mais vous emparant au passage de scooters temporels qui vous ont permis de fuir dans le passé. « Vous auriez pu la laisser en paix. La Patrouille aurait été ravie de recruter des personnes de votre calibre ; et en vous mettant à son service, vous n’auriez pas eu l’occasion de vous ennuyer, je vous le promets.

— Cela aurait été la pire des solutions, car en agissant ainsi nous aurions perverti notre nature même. La Patrouille n’existe que pour conserver une version précise de l’Histoire.

— Et vous vous obstinez à vouloir la détruire ! Nom de Dieu, pourquoi ?

— Une question aussi stupide est indigne de vous. Vous en connaissez parfaitement la réponse. Si nous avons voulu façonner le temps, c’est afin de régner sur lui ; et si nous voulons régner, c’est afin de donner libre cours à notre volonté. Il suffit. »

Passant en un instant de l’arrogance à la légèreté, Varagan laissa échapper un petit rire. « Les besogneux ont encore gagné, semble-t-il. Félicitations. En nous retrouvant, vous avez accompli un remarquable travail de déduction. Pourriez-vous m’en donner le détail ? Cela serait fort intéressant.

— Ah ! ça me prendrait trop de temps…» et ça me ferait trop de peine.

L’autre arqua ses élégants sourcils. « Votre humeur vient de s’altérer, n’est-ce pas ? Il y a une minute, vous sembliez si aimable. C’est toujours mon cas. Vous vous êtes révélé un adversaire des plus excitants, Everard. Dans la future Colombie…» Où Varagan avait été à deux doigts de s’emparer du gouvernement de Bolivar. «… au Pérou…» Où sa bande avait tenté de voler la rançon d’Atahualpa et, ce faisant, de changer le cours de la Conquista. «… et maintenant à Tyr…» Qu’ils avaient menacé de détruire si on ne leur livrait pas un engin capable de les rendre tout-puissants ou quasiment. «… nous avons bien joué le jeu, vous et moi. Où-quand nous sommes-nous affrontés, à part ça ? »

Une sourde colère avait peu à peu gagné le Patrouilleur. « Ce n’était pas un jeu pour moi, mon bonhomme, répliqua-t-il sèchement, mais je suis néanmoins ravi de te voir sur la touche. »

Ce fut avec irritation qu’on lui répondit : « Fort bien. En ce cas, veuillez me laisser à mes pensées. Entre autres choses, je me réjouis de savoir que vous n’avez pas encore capturé le dernier des Exaltationnistes. Dans un certain sens, vous ne m’avez pas encore capturé. »

Everard serra les poings. « Hein ? »

Varagan retrouva sa contenance et sa tendance à la cruauté. « Autant que je vous l’explique. Votre machine ne manquerait pas de m’arracher cet aveu. Parmi ceux d’entre nous qui sont encore libres, il y a Raor. Elle ne faisait pas partie de cette expédition, car les femmes ne peuvent agir à leur guise dans ce milieu phénicien, mais ce n’en est pas moins une opératrice d’expérience. Et c’est ma clone, Everard. Elle saura tôt ou tard ce qui s’est passé ici. Et, tout comme moi, son ambition n’a d’égale que sa soif de vengeance. Faites de beaux rêves. » Un dernier sourire, et il lui tourna le dos, se plantant à nouveau face à la mer.

Le Patrouilleur partit lui aussi en quête de solitude. Gagnant l’autre bout de l’îlot, il s’assit sur un rocher, sortit sa pipe et sa blague à tabac, et ne tarda pas à émettre des nuages de fumée.

L’esprit de l’escalier, songea-t-il. J’aurais dû lui répliquer : « Et en supposant quelle réussisse. En supposant qu’elle anéantisse l’avenir. Vous en ferez partie, vous aussi, rappelez-vous. Et, vous non plus, vous n’aurez jamais existé. »

Hormis, bien entendu, dans les parcelles d’espace-temps antérieures au changement et durant lesquelles il s’était livré à ses manigances. Il n’aurait pas manqué de me le rappeler. Ou peut-être pas. De toute façon, ça m’étonnerait qu’il craigne l’oblitération. Ce type est l’incarnation même du nihilisme.

Au diable ! La fine repartie n’a jamais été mon fort. Je vais retourner à Tyr, régler les derniers détails…

Bronwen. Non. Je dois lui garantir un avenir, c’est entendu, mais c’est là une simple question de correction, rien de plus. Ensuite, il nous faudra, à elle comme à moi, apprendre à nous passer l’un de l’autre. Le mieux serait que je regagne ma bonne vieille Amérique du XXe siècle, où j’aurai le loisir de me détendre quelque temps.

Si le statut d’agent non-attaché n’était pas exempt de risques et de responsabilités, les privilèges auxquels il donnait droit, en partie lorsqu’il s’agissait de sélectionner ses missions, les compensaient amplement, du moins à ses yeux. Et quand je me sentirai bien reposé, peut-être que je continuerai de m’occuper de cette histoire d’Exaltationnistes. Ouais, j’en ai bien envie.

вернуться

10

Hamlet, acte III, scène 1, trad. Yves Bonnefoy, Club Français du Livre. (N.d.T.)