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Durant toute sa carrière, Poul William Anderson a fait œuvre d’historien. Entendons par là qu’il est un raconteur d’histoires, et que son matériau privilégié est l’Histoire. Celle-ci doit être comprise dans sa double signification que ne permet pas le français mais qu’autorise l’allemand : Histoire définie comme succession d’événements liés à l’action humaine (Geschichte) et activité de l’historien (Historie). En s’appropriant la première, Anderson se livre à la seconde.

À partir de là, l’écrivain déploie deux approches. La première consiste à revisiter le mythe. C’est notamment le cas dans La Saga de Hrolf Kraki, réécriture moderne mais fidèle de cinq chants danois mis en forme au XIe siècle. Les hauts faits mythiques sont à ce point exemplaires qu’ils prennent valeur d’archétypes et en deviennent figés. Cette durée immobile se voit complétée par la seconde approche[27], l’examen du temps qui est par essence fluctuant. Poul Anderson y a consacré La Patrouille du temps.

Le cycle s’intéresse toutefois moins au temps objectif, extérieur, commun aux êtres et aux choses, qu’au déroulement de l’action humaine à travers son processus historique. Et plus particulièrement au passé. En ce sens, les nouvelles et le roman consacrés à la Patrouille se détachent de La Machine à explorer le temps, archéotexte de H.G. Wells qui, comme en témoigne un épisode rédigé mais non retenu, renonça à envoyer son voyageur en 1645. Anderson ne se préoccupe pas de visiter l’avenir, l’intérêt pour le déjà advenu distingue son cycle des créations qui lui sont contemporaines. Dans « La Section des Crimes futurs[28] » de Lloyd Biggle Jr. et « Rapport minoritaire[29] » de Philip K. Dick, nouvelles parues en 1956, et deux ans après dans « Tous les ennuis du monde[30] » d’Isaac Asimov, la police temporelle cherche à prévenir de futurs assassinats, quand les héros de Poul Anderson veillent à rétablir le passé.

Récits sur l’Histoire, donc, entendue à la fois comme actualisation par étapes et constitution de l’événement par l’historien. Celui-ci est incarné principalement par Manson Emmert Everard, dont la biographie nous est donnée de façon fragmentaire tout au long du cycle. Né en 1924, fils de fermiers du Middle-West qu’il quitte en 1942 pour faire la guerre, il finit le second conflit mondial avec le grade de lieutenant, plusieurs fois décoré. Ingénieur et célibataire, il est un lecteur vorace, notamment des œuvres du Dr Watson, biographe d’un célèbre détective que Manse croisera au moins deux fois. Cet homme au physique ordinaire, solide et non sans charme, n’apprécie pas l’art contemporain mais peut demeurer au Rijks Muséum d’Amsterdam jusqu’à la fermeture pour admirer les maîtres flamands. De même, dans Le Bouclier du temps, roman qui conclut le cycle, nous apprenons qu’il déteste le rock, lui préférant la Passion selon Saint Marc de Jean-Sébastien Bach, œuvre perdue jusqu’à ce qu’un Patrouilleur musicologue l’enregistre à l’époque du compositeur. Et nous laissons au lecteur le soin de découvrir les goûts de Manse Everard en matière de boissons ou de décoration d’appartement…

Lorsque débute le cycle, Everard est engagé au terme d’une série de tests par un bureau d’ingénierie. Sous cette façade officielle se cache la Patrouille du temps, police créée par les « Danelliens », transcription anglaise du temporel désignant nos lointains descendants qui apparaîtront dans un million d’années, quand sera développée la chronocinétique. Les Danelliens ont créé la police temporelle afin de préserver la trame des événements, de manière à ce que leur existence ne soit pas remise en cause. « Pour ceux-ci, c’est peut-être une simple question de survie. Ils ne nous l’ont jamais dit, c’est à peine si nous les voyons, nous n’en savons rien », admettent les Patrouilleurs dans Le Bouclier du temps.

Après une formation à l’Académie située dans l’oligocène, Manse Everard devient agent non-attaché, titre signifiant qu’il n’est pas assigné à une époque. Pour faciliter sa mission, le Patrouilleur dispose d’une technologie adaptée : l’électro-imprégnation, méthode qui permet de mémoriser les informations nécessaires, ou le kyradex, sonde psychique à laquelle sont soumis les criminels temporels. D’ordinaire, « quatre-vingt-dix-neuf pour cent de notre travail consiste en des tâches de routine, comme il en va dans toutes les forces de police », lot commun qui ne sera pas celui d’Everard. Il connaît un certain nombre d’aventures le menant à croiser Cyrus, roi des Mèdes, quelques Patrouilleurs en délicatesse temporelle, un contingent mongol découvrant le continent américain, et rien moins que la totalité des Terriens appartenant à une réalité alternée, suite à la victoire de Carthage sur Rome.

Dans ses intentions, et le travail qu’il accomplit, Manse Everard ne se distingue en rien du chercheur universitaire, et son mode opératoire pourrait être enseigné aux étudiants. Il intervient nécessairement après les faits et engage dans un premier temps sa subjectivité pour tenter de comprendre une époque, rencontrer l’homme de jadis. Cet accès n’est rendu possible qu’à la condition que l’historien développe avec les éléments étudiés une affinité en profondeur, qu’il soit personnellement intéressé. Ou, comme déclare le superviseur Guion dans Le Bouclier du temps : « Un agent qui n’éprouverait aucune émotion vis-à-vis des personnes rencontrées lors de sa mission serait… déficient. Sans valeur aucune, voire dangereux. Tant que nous veillons à ce que nos sentiments ne compromettent pas notre devoir, ils ne regardent personne d’autre que nous. »

Bien sûr, le chercheur ne doit pas partager valeurs et croyances, mais les admettre par hypothèse. De plus, il ne doit pas sous-estimer les hommes du passé[31] ni faire montre de condescendance, ainsi que le rappelle Everard dans Le Bouclier du temps : « Si nos ancêtres ne savaient pas tout ce que nous savons, ils connaissaient des choses que nous avons oubliées ou que nous laissons moisir dans nos archives. Et leur intelligence moyenne était identique à la nôtre. » Cela doit être accompli en suspendant son jugement, ce qui posera problème à plusieurs Patrouilleurs tout au long du cycle.

Ainsi dans « Le Chagrin d’Odin le Goth », récit figurant dans Le Patrouilleur du temps et qui se déroule au IVe siècle, en Europe de l’Est, l’agent Cari Farness a pour mission de récupérer la littérature germanique de l’Âge des ténèbres. Mais, très vite, l’érudit va oublier son simple statut d’observateur pour devenir le Vagabond. Farness incarne Wodan, père de tous les dieux, le verbe se fait chair en la personne du lettré. Rappelé à l’ordre par Manse Everard, le Patrouilleur devra précipiter à leur perte ceux-là même qu’il cherche à protéger pour, littéralement, accomplir les écritures, celles du peuple goth. Ce récit, à la fois violent et terriblement mélancolique, rappelle Voici l’homme de Michael Moorcock, où Glogauer se résignait à devenir Messie, jusqu’à la crucifixion. Moorcock, qui n’a jamais caché son admiration pour Poul Anderson. Il existe de pires maîtres, et des disciples moins doués…

Comme le souligne Jean-Daniel Brèque[32] dans son avant-propos à La Rançon du temps, la nouvelle « Stella Maris » fonctionne en complément du « Chagrin d’Odin le Goth ». Les deux missions ne se déroulent pas sans dégâts, tant chez les natifs de l’époque que chez les Patrouilleurs. Le récit s’ouvre sur l’arrivée d’Everard en mai 1986, à Amsterdam, dans les locaux d’une petite compagnie d’import-export qui sert de couverture à la Patrouille. L’agent non-attaché ne tarde pas à contacter Janne Floris, séduisante femme, spécialiste de l’âge de fer romain et de l’Europe du Nord. Il s’agit de mettre au clair certaines incohérences apparues dans une chronique de Tacite. En effet, les chercheurs attachés à la Patrouille ont décelé au moins une divergence dans un exemplaire des Histoires, qui par ailleurs paraît authentique. L’altération, survenant au livre V, prolonge d’une année la guerre opposant Romains et tribus germaniques. Cela, par le fait d’une sibylle, Veleda, qui exhorte de ses visions les peuples à lutter contre Rome. De façon intéressante, à la même époque, l’empereur Vespasien puis son fils Titus ont fort à faire en Palestine, région plus propice à un bouleversement pour les pirates temporels. Dans ce cas, pourquoi le changement a-t-il lieu dans les contrées froides de la Grande Germanie ? Everard endosse l’identité d’un Goth pour se présenter auprès de Claudius Civilis, jadis brillant stratège servant Rome, qui lutte aujourd’hui contre elle, après avoir repris son véritable patronyme, Burhmund. Là, par observations progressives des acteurs impliqués dans l’action, éliminant toutes les possibilités de rupture temporelle, le Patrouilleur concentrera son attention sur Veleda et Heidhin, jeune homme au caractère sombre et farouche qui ne vit que pour accomplir les prédictions de la prophétesse. Si on les laisse faire, les cultes germaniques pourraient bien supplanter la civilisation chrétienne…

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27

Au moins une nouvelle d’Anderson établit la jonction entre la durée mythique et la durée temporelle. « L’Homme qui était arrivé trop tôt » (Histoires de voyages dans le temps, Livre de Poche) met en scène un soldat contemporain qui se voit projeté dans le Danemark du VIe siècle, celui du roi Helgi qui apparaît dans la saga de Hrolf Kraki.

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28

In Mystère Magazine n°245, juin 1968. Titre original : « Chronus of the D.F.C. »

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29

In Nouvelles, tome 2 (Denoël, 2000). Titre original : « Minority Report. »

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30

In L’Avenir commence demain (Pocket, 2008). Titre original : « All the Trouble in the World. »

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31

Ainsi dans « Technique de survie » (en coll. avec Kenneth Gray, in Histoires à rebours, Livre de Poche), les Romains Publius, Julius et la belle Quintilia s’adaptent-ils parfaitement à notre époque, tandis que nos trois contemporains projetés dans l’Antiquité à l’occasion d’un phénomène de compensation temporelle ne font pas le poids.

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32

Concernant de manière générale les thématiques développées par Poul Anderson, nous renvoyons à la très belle étude Orphée aux étoiles (Les Moutons électriques, 2008) de Jean-Daniel Brèque, traducteur et spécialiste de l’écrivain.