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LE GROS MONSIEUR. – Affreux. – On était tranquille, on ne pensait à rien. Il se coupait bien de temps en temps en France une tête par-ci par-là, deux tout au plus par semaine. Tout cela sans bruit, sans scandale. Ils ne disaient rien. Personne n’y songeait. Pas du tout, voilà un livre… – un livre qui vous donne un mal de tête horrible!

LE MONSIEUR MAIGRE. – Le moyen qu’un juré condamne après l’avoir lu!

ERGASTE. – Cela trouble les consciences.

MADAME DE BLINVAL. – Ah! les livres! les livres! Qui eût dit cela d’un roman?

LE POËTE. – Il est certain que les livres sont bien souvent un poison subversif de l’ordre social.

LE MONSIEUR MAIGRE. – Sans compter la langue, que messieurs les romantiques révolutionnent aussi.

LE POËTE. – Distinguons, monsieur; il y a romantiques et romantiques.

LE MONSIEUR MAIGRE. – Le mauvais goût, le mauvais goût.

ERGASTE. – Vous avez raison. Le mauvais goût.

LE MONSIEUR MAIGRE. – Il n’y a rien à répondre à cela.

LE PHILOSOPHE, appuyé au fauteuil d’une dame. – Ils disent là des choses qu’on ne dit même plus rue Mouffetard.

ERGASTE. – Ah! l’abominable livre!

MADAME DE BLINVAL. – Hé! ne le jetez pas au feu. Il est à la loueuse.

LE CHEVALIER. – Parlez-moi de notre temps. Comme tout s’est dépravé depuis, le goût et les mœurs! Vous souvient-il de notre temps, madame de Blinval?

MADAME DE BLINVAL. – Non, monsieur, il ne m’en souvient pas.

LE CHEVALIER. – Nous étions le peuple le plus doux, le plus gai, le plus spirituel. Toujours de belles fêtes, de jolis vers. C’était charmant. Y a-t-il rien de plus galant que le madrigal de M. de La Harpe sur le grand bal que Mme la maréchale de Mailly donna en mil sept cent… l’année de l’exécution de Damiens [6]?

LE GROS MONSIEUR, soupirant. – Heureux temps! Maintenant les mœurs sont horribles, et les livres aussi. C’est le beau vers de Boileau:

Et la chute des arts suit la décadence des mœurs.

LE PHILOSOPHE, bas au poëte. – Soupe-t-on dans cette maison?

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Oui, tout à l’heure.

LE MONSIEUR MAIGRE. – Maintenant on veut abolir la peine de mort, et pour cela on fait des romans cruels, immoraux et de mauvais goût, Le Dernier jour d’un condamné, que sais-je?

LE GROS MONSIEUR. – Tenez, mon cher, ne parlons plus de ce livre atroce; et, puisque je vous rencontre, dites-moi, que faites-vous de cet homme dont nous avons rejeté le pourvoi depuis trois semaines?

LE MONSIEUR MAIGRE. – Ah! un peu de patience! je suis en congé ici. Laissez-moi respirer. À mon retour. Si cela tarde trop pourtant, j’écrirai à mon substitut…

UN LAQUAIS, entrant. – Madame est servie.

I

Bicêtre

Condamné à mort!

Voilà cinq semaines que j’habite avec cette pensée, toujours seul avec elle, toujours glacé de sa présence, toujours courbé sous son poids!

Autrefois, car il me semble qu’il y a plutôt des années que des semaines, j’étais un homme comme un autre homme. Chaque jour, chaque heure, chaque minute avait son idée. Mon esprit, jeune et riche, était plein de fantaisies. Il s’amusait à me les dérouler les unes après les autres, sans ordre et sans fin, brodant d’inépuisables arabesques cette rude et mince étoffe de la vie. C’étaient des jeunes filles, de splendides chapes d’évêque, des batailles gagnées, des théâtres pleins de bruit et de lumière, et puis encore des jeunes filles et de sombres promenades la nuit sous les larges bras des marronniers. C’était toujours fête dans mon imagination. Je pouvais penser à ce que je voulais, j’étais libre.

Maintenant je suis captif. Mon corps est aux fers dans un cachot, mon esprit est en prison dans une idée. Une horrible, une sanglante, une implacable idée! Je n’ai plus qu’une pensée, qu’une conviction, qu’une certitude: condamné à mort!

Quoi que je fasse, elle est toujours là, cette pensée infernale, comme un spectre de plomb à mes côtés, seule et jalouse, chassant toute distraction, face à face avec moi misérable, et me secouant de ses deux mains de glace quand je veux détourner la tête ou fermer les yeux. Elle se glisse sous toutes les formes où mon esprit voudrait la fuir, se mêle comme un refrain horrible à toutes les paroles qu’on m’adresse, se colle avec moi aux grilles hideuses de mon cachot, m’obsède éveillé, épie mon sommeil convulsif, et reparaît dans mes rêves sous la forme d’un couteau.

Je viens de m’éveiller en sursaut, poursuivi par elle et me disant: – Ah! ce n’est qu’un rêve! – Hé bien! avant même que mes yeux lourds aient eu le temps de s’entr’ouvrir assez pour voir cette fatale pensée écrite dans l’horrible réalité qui m’entoure, sur la dalle mouillée et suante de ma cellule, dans les rayons pâles de ma lampe de nuit, dans la trame grossière de la toile de mes vêtements, sur la sombre figure du soldat de garde dont la giberne reluit à travers la grille du cachot, il me semble que déjà une voix a murmuré à mon oreille: – Condamné à mort!

II

C’était par une belle matinée d’août.

Il y avait trois jours que mon procès était entamé; trois jours que mon nom et mon crime ralliaient chaque matin une nuée de spectateurs, qui venaient s’abattre sur les bancs de la salle d’audience comme des corbeaux autour d’un cadavre; trois jours que toute cette fantasmagorie des juges, des témoins, des avocats, des procureurs du roi, passait et repassait devant moi, tantôt grotesque, tantôt sanglante, toujours sombre et fatale. Les deux premières nuits, d’inquiétude et de terreur, je n’en avais pu dormir; la troisième, j’en avais dormi d’ennui et de fatigue. À minuit, j’avais laissé les jurés délibérant. On m’avait ramené sur la paille de mon cachot, et j’étais tombé sur-le-champ dans un sommeil profond, dans un sommeil d’oubli. C’étaient les premières heures de repos depuis bien des jours.

J’étais encore au plus profond de ce profond sommeil lorsqu’on vint me réveiller. Cette fois il ne suffit point du pas lourd et des souliers ferrés du guichetier, du cliquetis de son nœud de clefs, du grincement rauque des verrous; il fallut pour me tirer de ma léthargie sa rude voix à mon oreille et sa main rude sur mon bras. – Levez-vous donc! – J’ouvris les yeux, je me dressai effaré sur mon séant. En ce moment, par l’étroite et haute fenêtre de ma cellule, je vis au plafond du corridor voisin, seul ciel qu’il me fût donné d’entrevoir ce reflet jaune où des yeux habitués aux ténèbres d’une prison savent si bien reconnaître le soleil. J’aime le soleil.

– Il fait beau, dis-je au guichetier.

Il resta un moment sans me répondre, comme ne sachant si cela valait la peine de dépenser une parole; puis avec quelque effort il murmura brusquement:

– C’est possible.

Je demeurais immobile, l’esprit à demi endormi, la bouche souriante, l’œil fixé sur cette douce réverbération dorée qui diaprait le plafond.

– Voilà une belle journée, répétai-je.

– Oui, me répondit l’homme, on vous attend.

Ce peu de mots, comme le fil qui rompt le vol de l’insecte, me rejeta violemment dans la réalité. Je revis soudain, comme dans la lumière d’un éclair, la sombre salle des assises, le fer à cheval des juges chargés de haillons ensanglantés, les trois rangs de témoins aux faces stupides, les deux gendarmes aux deux bouts de mon banc, et les robes noires s’agiter, et les têtes de la foule fourmiller au fond dans l’ombre, et s’arrêter sur moi le regard fixe de ces douze jurés, qui avaient veillé pendant que je dormais!

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[6] Auteur, sur la personne de Louis XV, d’une tentative d’assassinat.