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— Je m’efface derrière Coriolan[11] et prolonge le sien.

— Allons, monsieur le shakespearien, votre avis sur cette nuit ? « Peignez-moi dans ces horreurs Nicolas éperdu... ».

— Impréparation, improvisation, coïncidences et désordre.

Il relata sa nuit sans allonger un récit dont les détails ne pouvaient être ignorés de Sartine, toujours au fait par des voies mystérieuses et efficaces de tout ce qui pouvait advenir d’heureux ou de tragique dans la capitale confiée à ses soins. Il rappela l’incident avec le major des gardes de la Ville, décrivit, en insistant sur les détails éloquents, la disposition des lieux, l’absence de toute organisation, l’incident initial du feu d’artifice et la catastrophe qui en avait été la conséquence obligée. Il ne manqua pas de signaler combien certains privilégiés s’étaient distingués sur ce champ de bataille en se taillant un passage à coups de canne et même d’épée et en lançant leurs voitures au galop dans la foule, ni que les circonstances avaient laissé le champ libre aux mauvais coups des filous et des malfrats des faubourgs.

Sartine, qui s’était assis dans une bergère tapissée de satin cramoisi, écoutait les yeux mi-clos, le menton appuyé sur sa main. Nicolas nota sa pâleur, ses traits tirés, les taches sombres qui s’élargissaient sur ses pommettes. Lorsqu’il avait rencontré le magistrat pour la première fois, celui-ci passait pour plus âgé qu’il n’était en réalité. Il jouait de cette apparence pour affirmer son autorité auprès d’interlocuteurs plus chenus que sa trentaine ambitieuse ne convainquait pas toujours. Il ne daigna regarder Nicolas qu’au récit de ses aventures de ramoneur, jetant alors un regard aigu de bas en haut sur la tenue de son adjoint, qui confirma à celui-ci le bien-fondé de sa toilette. Le sourire satisfait qui éclaira l’espace d’un instant le visage de son chef lui fut une éphémère, mais précieuse, satisfaction.

— Fort bien, dit Sartine, c’est ce que je craignais...

Il semblait éprouver une joie amère à constater que les faits, une fois de plus, avaient justifié ses inquiétudes. Il frappa du poing sur la précieuse marqueterie d’une table à trictrac qui se trouvait devant lui.

— J’avais pourtant indiqué à Sa Majesté que la Ville n’était pas en mesure de maîtriser un événement de cette dimension.

Il se replongea dans sa méditation, puis murmura :

— Onze ans sans drame ni faux pas, et voilà qu’un Bignon, ce prévôt de pacotille, sans raison ni pouvoir, usurpe mon autorité, piétine mes plates-bandes, me coupe l’herbe sous le pied et saccage mon pré carré !

— On sera vite avisé des responsabilités de chacun, risqua Nicolas.

— Croyez-vous vraiment cela ? Avez-vous jamais affronté ces serpents et la guerre des langues, plus meurtrière à la Cour qu’un champ de bataille ? La calomnie...

Nicolas sentait encore les douleurs persistantes sur son corps de quelques cicatrices qui témoignaient des risques pris et des dangers affrontés, tout aussi réels que ceux au milieu desquels naviguait à vue le puissant lieutenant général de police.

— Monsieur, votre passé, la confiance que le souverain...

— Calembredaines, monsieur ! La faveur est par essence volatile comme disent nos apothicaires et chimistes de salon ! On se souvient toujours du mal que l’on vous prête. Prend-on jamais en compte nos peines et nos succès ? C’est très bien ainsi. Nous sommes les serviteurs du roi pour le meilleur et pour le pire, et quoi qu’il puisse nous en coûter. Mais que ce serin de prévôt, ancré sur ses alliances, ses cousinages et qui a tout obtenu sans jamais rien rechercher ni mériter, soit la cause de ma disgrâce, voilà qui m’afflige cependant. Il est de ceux que remplit de morgue le fait de monter un bon cheval, d’avoir un panache à leur chapeau, et de porter des habits somptueux. Quelle folie ! S’il y a gloire à cela, elle est pour le cheval, pour l’oiseau et pour le tailleur !

Il frappa à nouveau la table de jeu. Nicolas, ébahi de ces éclats inusités, soupçonnait un peu de théâtre chez son chef et flairait la citation sous son dernier propos, mais aucun auteur ne lui venait à l’esprit.

— Mais nous nous égarons, reprit Sartine. Prêtez-moi une exacte attention. Vous êtes à moi depuis bien longtemps et, à vous seul, je puis dévoiler le dessous des cartes. Si cette affaire me tient tant à cœur, c’est que de grands intérêts s’agitent toujours sous les luttes d’influence. Vous savez mon amitié pour le duc de Choiseul, le principal ministre. Bien qu’il y ait eu quelques mésintelligences entre eux, et quelquefois des méfiances, il était demeuré, au bout du compte, proche de Mme de Pompadour...

Il s’interrompit.

— Vous l’avez connue et approchée ?

— J’ai eu souvent le privilège de l’entretenir et de la servir, au début de mon travail auprès de vous.

— Et même, s’il m’en souvient, de lui rendre de signalés services[12]. La pauvre amie, la dernière fois qu’elle me reçut, elle n’était plus que l’ombre d’elle-même... Elle était brûlante et se plaignait d’être glacée ; elle avait la mine sucée et le teint truité, diminuée, comme effacée...

Le lieutenant général s’interrompit, comme écrasé par le poids d’une image ou ému par des souvenirs trop lourds à évoquer.

— Je m’égare à nouveau. Mes relations avec la nouvelle favorite sont d’une nature toute différente. Elle n’a ni les relations, ni l’intelligence politique, ni la subtile influence de la dame de Choisy[13], laquelle s’imposait par l’éducation, l’élégance composée, un goût sûr des arts et des lettres, et sa séduction native, toute Poisson qu’elle fût née. Celle-là, brave fille au demeurant, a été jetée sans préparation, sinon celle des mauvais lieux, ni usage du monde dans les méandres subtils de la Cour.

Il baissa la voix en jetant un regard circulaire sur les rayonnages de sa bibliothèque.

— Enfin et surtout, elle défait la nuit ce que le jour construit et, réveillant les sens d’un vieux roi, assure son influence. Choiseul est obsédé par la revanche à prendre sur l’Angleterre. Peu assuré de se maintenir, il a tant de hâte d’y parvenir qu’il a tendance à se précipiter et à multiplier les pas de clerc. Il s’est mis à dos la nouvelle sultane, ou, plus exactement, il lui en veut d’avoir réussi là où sa propre sœur, Mme de Choiseul-Stainville, avait échoué. Dieu sait pourtant si elle y avait mis du cœur ! Qu’ai-je à faire de tout cela, me direz-vous ? J’ai été entraîné malgré moi dans cette querelle. Conservez par-devers vous cette confidence : j’ai dû aller, sur ordre du roi, protester de ma fidélité à Mme du Barry et lui promettre, quasiment à genoux, de veiller à empêcher toute publication d’écrits scandaleux qui, pour mon malheur, se sont multipliés et répandus, émanant tout droit des folliculaires et officines stipendiés par M. de Choiseul lui-même.

— Il me revient, monsieur, que vous m’aviez ordonné de retrouver un libelle intitulé Les Orgies nocturnes de Fontainebleau. Mais Jérôme Bignon, prévôt des marchands, dans tout cela ?

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11

Tragédie de Shakespeare.

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12

Cf. L’Énigme des Blancs-Manteaux et L’Homme au ventre de plomb.

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13

Ainsi appelait-on la marquise de Pompadour, qui possédait ce château près de Paris.