Vers quatre heures, la lueur de l’aube l’éveilla. Il avait la bouche sèche et les yeux douloureux. Heureusement, dans son linceul de lin, il avait échappé à la vermine. Aucun bruit n’arrivait jusqu’à lui de la rue Saint-Honoré, la chambrette donnant sur la cour. Il s’étira comme un chat. La fatigue disparaissait au fur et à mesure qu’il reprenait conscience du monde extérieur. Il lui sembla percevoir dans le lointain un battement sourd, accompagné d’une mélopée répétitive. Il trouva un peu d’eau dans le pot, qu’il but avidement. Elle n’avait pas très bon goût, mais elle le rafraîchit. Il chantonna en riant :
Il s’habilla en fredonnant, décidé à s’asperger à grande eau à la pompe de la cour. L’angoisse de la nuit l’avait abandonné, laissant la place à une volonté déterminée de débrouiller les énigmes de cette affaire, même celles qui dépassaient l’humain entendement. Il sortit sur le palier sans faire de bruit, de crainte d’éveiller les Galaine. Là, il perçut plus distinctement la mélodie dont le lointain écho l’avait alerté. Elle provenait du haut de la maison. Il gravit l’escalier, et plus il montait plus elle se faisait distincte. Mais ce qui le frappa dès l’abord fut l’odeur d’un parfum suave qui embrumait le grenier comme un nuage d’encens dans un sanctuaire. Cette odeur étrange l’intrigua. La clé était sur la porte de la soupente de Naganda ; il la tourna.
À même le sol, accroupi en tailleur sur une natte, le Micmac, vêtu de son seul pagne effrangé, oscillait d’avant en arrière, ses mains frappant alternativement une sorte de tambourin. Il paraissait adorer la statue d’une idole dont les traits grossiers avaient frappé Nicolas lors de sa première perquisition. Devant elle rougeoyait une cassolette emplie de charbons ardents sur lesquels se consumaient des herbes sèches. C’était un spectacle à la fois sauvage et serein. Les lueurs de l’aube qui entraient dans la mansarde incendiaient peu à peu le dos de l’Indien dont la peau passait du rouge sombre à l’ambre éclatant. Nicolas se décida à avancer et à porter la main sur l’épaule gauche de l’homme. Naganda ne frémit même pas. Nicolas le contourna. Le visage impassible paraissait concentré sur une idée lointaine, les yeux ouverts poursuivaient un inaccessible rêve.
Ces phénomènes n’étaient pas inconnus à Nicolas. Sartine lui avait raconté le cas étrange d’un homme endormi qui s’était levé, avait pris son épée et traversé la Seine à la nage en pleine crise de somnambulisme. Il s’était rendu me du Bac pour tuer un homme qu’il avait menacé et promis d’assassiner la veille. Son crime consommé, il était revenu au logis où il s’était mis au lit sans s’éveiller. Il fut convaincu de ce meurtre, car il répéta la même action la nuit suivante et fut surpris par la famille en deuil qui veillait sa victime.
Nicolas hésita à secouer l’Indien, ayant entendu parler du danger de réveiller ceux que la transe saisit. Il allait pourtant s’y résoudre quand un cri strident se fit entendre dans toute la demeure. Ce cri n’avait rien d’humain et se prolongeait sur un registre si aigu qu’il perçait les tympans. Naganda n’avait pas cillé, et continuait à psalmodier des mots incompréhensibles dans lesquels Nicolas remarqua la répétition du terme gluskabe. Il rebroussa chemin, referma la porte à clé et descendit en hâte l’échelle du grenier. Il tomba presque dans les bras de Charles Galaine et de son fils qui, en robe de nuit, arrivaient effarés sur le palier. Marie Chaffoureau, à genoux, pressait ses vieilles joues dans ses mains en marmonnant des oraisons. Le cri provenait de la pièce où Miette reposait. Ils enfoncèrent la porte.
La scène qui se déroulait là dépassait tout ce que Nicolas avait pu voir jusqu’alors. Sur sa paillasse lacérée dont la paille s’échappait, Miette dépoitraillée, la chemise relevée, demi-nue, maintenait son corps arc-bouté sur ses mains et sur ses jambes. L’ensemble offrait l’image d’une tension extrême. Les veines et les tendons ressortaient comme sur une pièce anatomique. Ce corps au paroxysme rappela à Nicolas les cires atroces des « théâtres de la corruption » du cabinet de curiosités de M. de Noblecourt[62]. Miette hurlait à la mort, comme un loup au clair de lune. Mais ce qui frappa les témoins d’effroi, c’était de voir le châlit qui tremblait et se soulevait à quelques pouces du sol, comme porté par une houle et agité par d’invisibles mains. Nicolas dut prendre sur lui-même pour agir. Il ordonna aux Galaine de l’aider à maintenir le lit sur le sol. Ils eurent l’impression de pousser le bois d’une barque à la surface de l’eau. Brutalement, le lit retomba avec un claquement sec, mais leur stupeur fut encore accrue d’observer le corps tendu de Miette s’élevant insensiblement au-dessus de sa couche. Nicolas s’empara des deux pieds et les Galaine des mains ; la chair de la jeune fille était brûlante et dure sous leurs doigts. Ils pesèrent sur elle de tout leur poids. Cette grappe humaine mue par la servante ondulait, malgré tous leurs efforts, comme une vague. Au bout d’un long moment, elle finit toutefois par retomber lourdement, cessa de hurler, son corps s’amollit, sa respiration se calma. Ils s’attendaient à voir le phénomène recommencer, mais rien ne vint. Nicolas demanda alors à la vieille Marie Chaffoureau de demeurer près de la Miette et de les avertir au moindre accès nouveau de celle qu’il continuait à nommer « la malade », malgré les doutes qui commençaient à le saisir devant la multiplication des manifestations incompréhensibles de cette demeure. Le père et le fils ne pipaient mot, et il dut les pousser, hébétés, dans l’escalier ; il lui restait encore une chose à faire.
Il remonta au grenier et rejoignit Naganda. L’étrange cérémonie avait cessé. L’Indien était assis, ses bras entourant ses jambes, le menton posé sur ses genoux. Il considéra Nicolas avec un sourire ironique.