— Je n’ignore pas ce terme, dit Nicolas, mais vous n’avez pas vu le lit se soulever.
— Allons, cessez de tirer votre poudre aux oiseaux[65]. Au siècle dernier, Charles Lepois plaçait déjà l’origine de ce mal dans le cerveau. À la même époque, l’Anglais Thomas Sydenham mettait au point un remède à base d’opium, appelé laudanum, qu’il estimait calmant et résolutif de ces crises. Paracelse, avant eux, expliquait ces délires par des déviations de l’imagination. Je suis de leur avis, l’homme est un monde à lui-même. Son esprit se joue de sa nature physique, et non le contraire. Quant au reste, je rejette toute influence néfaste qui s’exercerait à broyer les cœurs et à animer les corps. Mais je dois vous avouer que je trouve cette maison malsaine et comprends qu’elle vous tourneboule la tête.
Le discours académique de Semacgus laissait Nicolas perplexe. Son ami, qui n’avait pas connu les affres de la nuit écoulée, ne pouvait mesurer son désarroi et ses interrogations. Il fit front.
— Quoi qu’il en soit, Guillaume, tout doit être mis en œuvre, pour élucider ces mystères. Si vous en avez le loisir, faites-moi la grâce de retourner rue Montmartre et de prier de ma part M. de Noblecourt de me confier son chien Cyrus pour la nuit prochaine. Si je suis éprouvé et ameubli au point d’entendre ce qui n’est pas et de voir ce qui n’existe pas, je suppose qu’une vieille bête innocente n’en éprouvera, elle non plus, aucune impression et que sa passivité confirmera votre diagnostic. Et comme j’entends m’entourer des conseils de mes amis, quand vous reviendrez je vous laisserai de garde près de la Miette pendant que j’irai visiter le père Grégoire au couvent des Carmes déchaux. Il sera heureux de me revoir, je l’ai quelque peu négligé.
Semacgus lisait dans la pensée de Nicolas. Il leva les bras au ciel.
— Après la médecine des corps, la médecine des âmes. Vous voilà bien mal engagé... Enfin, je demeure à votre disposition et ne désespère pas de vous récupérer dans les légions de la nature et de la vérité. Sur ce, je cours me restaurer, et m’est avis que vous devriez en faire autant.
— Vous avez bien raison, depuis vingt-quatre heures je n’ai qu’une omelette sur l’estomac.
— Ce n’est pas très grassouillet, comme disait votre amie, la bonne dame de Choisy[66]. Je vous rappelle qu’un esprit attentif et perspicace exige un ventre plein. Veillez-y.
Son ami parti et après un dernier coup d’œil à la Miette qui reposait paisiblement, Nicolas descendit dans la salle à manger où Mme Galaine, en chenille, servait le café à l’ensemble de la famille. Les deux sœurs paraissaient calmées. Charles, sans sa perruque, révélait une calvitie avancée qui le vieillissait. Après un temps d’hésitation, il s’adressa à Nicolas.
— Monsieur le commissaire, j’ai une requête à vous soumettre. Dans la situation où nous sommes, il m’apparaît important que ma famille et moi-même puissions assister à l’un des offices de la Pentecôte sur le banc habituel de notre paroisse. Cela fera taire les commérages et le Seigneur répondra peut-être à nos prières de voir la paix réintégrer cette demeure.
Nicolas acquiesça tout en pensant que la paix reviendrait le jour où le coupable du meurtre d’Élodie serait découvert. Il indiqua qu’il veillerait la Miette et qu’ainsi tous, y compris Marie Chaffoureau, seraient à même de remplir leurs devoirs religieux en ce jour solennel. Resté seul, il entreprit de boire une tasse de café au lait que son estomac ne parvint pas à accepter, une peau s’étant formée à la surface du liquide, chose que, depuis sa plus tendre enfance, il ne pouvait supporter. La pompe de la cour lui procura, par cette belle matinée de fin de printemps, la joie et la renaissance d’un ébrouement requinquant. Au fond, Semacgus avait peut-être raison : le bien-être du corps dépendait de la pacification de l’esprit et n’impliquait aucune autre cause. Mais qui pouvait savoir ? Il remonta se raser et se coiffer. Sur le coup de neuf heures, la cuisinière passa la tête, lui annonçant le départ de la famille pour l’église Saint-Roch. Il les accompagna, tous vêtus de deuil, jusqu’à la porte de la boutique qui fut fermée à clé de l’extérieur. Le commissaire décida d’accomplir une opération dont l’idée avait germé lorsqu’il s’était rendu compte qu’il était libre de ses mouvements dans une maison où Naganda était enfermé dans sa soupente et la Miette sans conscience sur sa couche. Jamais pareille occasion ne se représenterait de chercher des indices. Il décida de commencer sa perquisition par la chambre du couple Galaine.
Elle était ouverte. Le ht, sous un ciel de velours d’Utrecht poussiéreux, était défait ; des vêtements de nuit en désordre gisaient épars sur la courtepointe. Deux bergères garnies du même tissu, un tapis usé, un guéridon portant une carafe d’eau et deux gobelets d’argent, et une armoire dont la haute silhouette touchait presque les solives en constituaient le décor suranné et quelque peu austère. Seule concession aux modes du temps, un petit secrétaire en bois de citronnier détonnait, par sa splendeur, dans cet ensemble vieillot. Nicolas était toujours surpris par la visite des intérieurs. Après dix ans de carrière, d’innombrables perquisitions lui offraient un catalogue complet de modèles qu’il parvenait maintenant à ordonner et classifier, mais qui ne correspondaient pas toujours aux caractères ou aux situations.
Nicolas s’attela à sa tâche avec la détermination méthodique d’un chasseur en traque. Il s’attaqua d’abord au secrétaire. Rien n’était clos ; les tiroirs et l’écritoire coulissante contenaient des papiers de commerce, factures et correspondances. Il y trouva aussi des bijoux de femme, des parures et des boucles de souliers d’homme. Rien d’intéressant. Le commissaire caressait le bois précieux tout en réfléchissant. Il finit par sortir un tiroir et plongea le bras dans le cœur du meuble. Il tâtonna longuement et sentit sous ses doigts une petite pièce de bois articulée. Il la manipula avec précaution, un double déclic se fit entendre, deux garnitures étroites en colonnes, à l’arrière de l’écritoire, s’ouvrirent laissant jaillir deux petits tiroirs oblongs. L’un contenait quelques louis d’or, l’autre, symétrique, une lettre au cachet rompu représentant deux castors accolés par leur queue, enseigne de la maison de pelleterie familiale.
Il s’en saisit, le cœur battant. Deux impressions se combattaient en lui : la curiosité propre à son état et le scrupule de l’honnête homme conduit à plonger dans le secret des familles. La frontière franchie, rien ne permettait de revenir en arrière et toute innocence s’évanouissait. Il s’assit dans une des bergères et déploya la lettre. Son émotion était telle que les caractères dansaient devant ses yeux et qu’il ne parvenait pas à se concentrer sur les lignes d’une petite écriture pointue mais volontaire, dont l’encre commençait à pâlir avec le temps.
Louisbourg, ce 5 décembre 1750
Mon frère,
L’annonce de la mort de notre père me fait mesurer le malheur d’être éloigné de sa famille et de n’y pouvoir compter désormais que sur la froideur d’un frère dont rien ne justifie l’hostilité constante qu’il m’a toujours manifestée. Je souhaite que le temps aplanisse un différend que je n’ai jamais voulu et qu’il ne m’est pas possible d’évoquer sans une sensible peine.