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— Il y faut tout d’abord une âme sereine. Le pur seul peut combattre l’impur. Il faut ensuite savoir reconnaître l’assaut des dominations diaboliques. Écoute la parole séculaire de l’Église : les signes de la possession sont connus, vérifiés et immuables : « Parler en langue inconnue ou la comprendre, dévoiler des choses éloignées ou secrètes et manifester des forces au-dessus de son âge ou des conditions de la nature. » Tu dois avoir ces trois signes constamment présents à l’esprit. Si tu les croises, mets-toi en garde, recommande ton âme à Dieu, le doute n’existe plus, tu es bien en présence d’un être possédé.

— Jusqu’à présent, je n’ai constaté de mes yeux et de manière indubitable que le troisième de ces signes.

— Alors, attends et observe et, si tu parviens à les réunir ensemble, combats.

— Mais comment lutter ?

— Seul le recours à un prêtre habitué à traiter ces questions délicates et autorisé à le faire par son évêque est licite. Lui seul peut pratiquer l’exorcisme qui chassera la bête infâme. Quand le mal a envahi la victime, l’a réduite à l’impuissance absolue et s’est emparé de sa volonté, il n’y a rien d’autre à faire, car le démon est maître désormais de l’esprit et du corps du possédé ; il parle avec sa langue et entend avec ses oreilles.

— Si les phénomènes s’aggravaient autour de la servante et dans la maison Galaine et si les signes se révélaient indubitables, qui pourrait m’aider ? Vous, mon père ?

— Tu ne vois donc pas mon état ! soupira le père Grégoire en levant les deux mains. L’exorcisme exige une force spirituelle que Dieu m’accorde encore, mais aussi une résistance et une ardeur que je n’ai plus. Seul le prêtre chargé de ces cérémonies dans le diocèse de Paris a le droit d’opérer. Trop d’abus passés ont imposé ces précautions nécessaires. Cependant, pour qu’il intervienne, il te faut obtenir l’autorisation de Mgr Christophe de Beaumont, archevêque de Paris. Tu dois l’avoir rencontré dans tes fonctions...

— Je l’ai aperçu à la Cour à deux reprises. Sa Majesté le tient en lisière, l’ayant souvent exilé[70].

— Hélas, c’est le drame de notre Église... Je le connais de longue main depuis un séjour à Blois, où il était vicaire général. L’homme est poli, exact, mais c’est un doux entêté, méfiant, opiniâtre, emporté par des préventions excessives et trop sensible aux conseils de son entourage. Sa finesse consiste à n’en point avoir, et ainsi sa franchise frise trop souvent la maladresse. La Cour est un pays étranger où il ne pouvait réussir.

— Mais encore ?

— Il n’avait jamais souhaité son élévation ; c’est un calice qu’il a longtemps repoussé, satisfait qu’il était de son évêché de Vienne. Il vivait saintement, réglé dans ses mœurs et en bonne intelligence avec ses chanoines. À la mort de son prédécesseur, personne n’aurait pu imaginer qu’il fût sur les rangs et tous ses amis ont été dans un étonnement indescriptible lorsqu’il fut nommé.

— Et il a fait taire ses scrupules ?

— Sa Majesté intervint en personne et lui écrivit une lettre de sa propre main, après laquelle il n’était plus possible de reculer. Il n’avait pas l’usage du monde et sa prestation de serment à Versailles frôla le ridicule. La tradition voulait qu’il saluât Mesdames et leur baisât la main, mais sa timidité et son embarras furent tels qu’il recula au fur et à mesure qu’elles avançaient sur lui.

— Dans mon souvenir, il se déplace avec difficulté.

— Sa santé n’est guère plus satisfaisante que la mienne, dit le père Grégoire avec un pauvre sourire. Gravelle, diurie et pierre l’accablent en crises successives depuis son élévation. La lutte contre les jansénistes et l’expulsion des jésuites l’ont peu à peu miné. Isolé, il s’est parfois livré à des chimères comme le montrent des prétentions avouées à descendre d’une illustre lignée. Je puis m’entremettre auprès de lui, mais il serait sage d’obtenir avant toute audience le nihil obstat de M. de Sartine, c’est-à-dire du roi. Il reste que défenseur de la compagnie, il devrait être sensible à ton éducation par les bons pères.

— Et qui occupe aujourd’hui la charge d’exorciste du diocèse ? demanda Nicolas.

— Le père Guy Raccard, confrère étrange et savantissime, murmura le carme en hochant la tête.

Tout avait été dit. Les incertitudes de Nicolas n’étaient pas dissipées par cet entretien, mais une marche à suivre lui avait été indiquée. Il suffirait d’attendre la suite des événements. Il prit congé avec effusion du père Grégoire qui se souvint, au moment des adieux, d’avoir à lui remettre une lettre de Pierre Pigneau de Behaigne[71], missionnaire apostolique en Cochinchine. Venu du fond de sa Thiérache natale pour suivre les études au séminaire des Trente-Trois à Paris, il s’était lié à Nicolas. Ils fréquentaient tous deux les concerts spirituels du Louvre et les délices de la pâtisserie Stohrer[72], rue Montorgueil.

Nicolas décida de rentrer à pied ; il avait besoin de réfléchir et le grand air favorisait cet exercice. Si les paroles du père Grégoire avaient tracé une voie, elles n’avaient pas calmé une angoisse que l’état du religieux avait au contraire augmentée. Il se rendait compte que la génération qui avait entouré ses jeunes années allait disparaître, et il songea avec regret que ses amis les plus proches étaient aussi les plus âgés. Même l’inspecteur Bourdeau aurait pu être son père. Restaient M. de Sartine, plus jeune qu’on ne le supposait, La Borde, à peine plus âgé que lui, et le cher Pigneau, maintenant bien loin de France. Il décacheta la lettre toute tachée et jaunie par le voyage et en prit connaissance tout en marchant.

À Hon-dat, ce cinquième de janvier 1769

Mon cher Nicolas,

Vous avez dû être surpris de mon mystérieux départ en septembre 1765. Appelé au dur et fécond labeur de l’apostolat, je n’ai prévenu ni famille ni amis, au premier rang desquels vous demeurez, connaissant ma faiblesse et leur amitié. Il m’en a beaucoup coûté de prendre ce parti sans vous en avertir.

Je me suis embarqué à Lorient sur un des navires de la Compagnie des Indes. Je suis arrivé à Hon-dat, petite île du golfe du Siam, après bien des aventures que j’espère vous conter un jour. Au début de janvier 1768, les Siamois nous ont envahis et j’ai eu le bonheur de passer le saint temps du carême en prison, condamné à la cangue, c’est-à-dire portant au cou une échelle d’environ six pieds. J’y ai attrapé une fièvre de quatre mois dont je suis pour l’heure guéri.

Je prie le Seigneur qu’il me fasse la grâce de rentrer bientôt en prison et d’y souffrir et mourir pour son saint nom. Souvenez-vous de moi qui ne vous oublie pas.

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70

À trois reprises.

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71

Cf. L’Énigme des Blancs-Manteaux.

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72

La maison Stohrer existe toujours.