— Je ne me souviens que de cela, mais rappelez-nous les faits pour l’édification — le mot est juste — de notre commissaire.
Nicolas se garda de dire qu’il avait déjà entendu son chef raconter l’affaire à de nombreuses reprises
— C’est un fait, reprit Sartine, que j’avais trouvé le moyen de m’attacher un écrivain employé par cette feuille périodique. Il m’apportait les épreuves d’impremerie dans lesquelles il faisait rayer les passages trop satiriques. Mgr de Beaumont parvint à intercepter une de ces épreuves et découvrit mon affidé serviteur. Il fit demander au roi un ordre d’arrestation, l’obtint, et la lettre de cachet expédiée sur-le-champ lui fut remise. Il la fit exécuter à Paris par un huissier de son officialité. Je l’appris aussitôt et courus m’en plaindre au roi. Je lui avouai que c’était par l’entremise de la personne emprisonnée que l’on évitait que laGazette ecclésiastique ne devînt, dans nos troubles religieux, un canal de fermentation tant parmi les jansénistes que dans le parti moliniste[79]. Je lui représentai surtout le danger qu’il pouvait y avoir à remettre dans d’autres mains qu’en celles du lieutenant général de police, qui en était regardé comme responsable, l’exécution des lettres de cachet dans Paris.
— À l’instant, à l’instant, le roi me fit appeler, intervint Saint-Florentin, et m’ordonna d’expédier une autre lettre de cachet afin de libérer le prisonnier, tout en me mandant de veiller à ce que, dans l’avenir, les exécutions de ses ordres fussent exactement observées dans les règles. Enfin, pour cette affaire-ci, nous avons pris une position qui me paraît de bonne politique. Reste à trouver le roi. Il chassait ce matin dans le grand parc. Je dispose de toute une ligne de relais en chaîne pour m’avertir à tout moment de son retour.
Il agita une petite sonnette. Un commis surgit, à qui il donna des instructions. Sans plus se préoccuper de Nicolas, il se remit à l’examen des documents que lui tendait Sartine. Il soulignait sa lecture par de brefs commentaires que le lieutenant général de police relevait la plume à la main. Ainsi, toute la vie secrète de la capitale était-elle passée en revue — en particulier la présence dans les garais et les hôtels d’étrangers qu’on soupçonnait toujours d’avoir partie liée avec des puissances étrangères. Le commis revint et susurra quelques mots à l’oreille du ministre.
— Bon, bon, Sa Majesté passe la grille des Réservoirs. Je crois, dit-il en se levant, que nous pourrons lui glisser un mot au débotté.
En bas des escaliers, ils furent entourés par une nuée de solliciteurs qu’un huissier à verge tentait d’écarter d’un air gourmé. La tête de M. de Saint-Florentin disparut un instant sous une envolée de placets qui environnèrent sa perruque comme un vol de papillons blancs. La cour de Marbre franchie, ils pénétrèrent dans les grands appartements. Lors de sa première visite à Versailles en 1761, Nicolas avait emprunté le même parcours quasi initiatique. Il avait traversé cette jetée de marches, ce vestibule, ces longs corridors et ce dédale de couloirs, pour enfin parvenir, comme aujourd’hui, dans une salle de vastes dimensions qui donnait de plain-pied sur le parc. Elle s’emplissait peu à peu de courtisans, de garçons bleus et de valets portant des serviettes dans une nef d’osier. M. de La Borde les accueillit. Le roi approchait et une rumeur confuse de pas, de cris et d’avertissements solennels montait comme une marée, répercutée par les échos du palais. Le premier valet de chambre s’informa des raisons de cette apparition inhabituelle du ministre et de ses gens. Nicolas lui conta l’affaire en deux mots. La Borde fit la grimace ; Mme du Barry attendait son maître dans le petit cabinet. Il rappela à son ami que la nouvelle sultane était d’une autre trempe que la Pompadour, belle, jeune et plus tempéramenteuse que la Marquise. Elle attendait du roi des attentions que l’excitation de la chasse favorisait davantage que les suites alourdies des médianoches. Aussi, le roi n’aimait-il pas être dérangé à cette heure d’intimité privilégiée. La paisible conversation et les rafraîchissements d’antan avaient fait place à d’autres jeux. Le monarque apparut enfin, dans son habit bleu galonné d’or. Il se frappait la cuisse avec le manche de son fouet. Apparemment la chasse avait été bonne, il souriait. Mais Nicolas, une fois de plus, constata la voussure du dos. Marqué par ses soixante-dix ans, le roi, maintenant, portait vieux et ses proches s’inquiétaient des excès que la jeunesse ardente de sa maîtresse faisait éprouver à un organisme fatigué et usé.
Le cérémonial habituel commença à mesure que le calme revenait. Louis XV fit un signe à Saint-Florentin qui s’approcha et haussa sa petite taille afin de lui parler à l’oreille, assez longuement. Le roi cligna les yeux et regarda successivement le lieutenant général de police puis Nicolas, à qui il adressa une gracieuse mimique, de celles réservées au petit Ranreuil, reconnu au hasard des défilés de la galerie des Glaces, lorsque le cortège royal gagnait la chapelle Saint-Louis. Le ministre acheva son aparté. Le roi leva la main ; La Borde s’approcha pour prendre les ordres.
— Sa Majesté souhaite rester seule, dit La Borde en désignant le petit groupe composé du ministre et de ses deux adjoints.
La foule des courtisans hésita. Un sourd murmure plana sur l’assistance déconcertée. Le roi fronça les sourcils, l’air impérieux. Le flot se retira avec des regards curieux ou hostiles sur les privilégiés en faveur desquels l’habituel protocole était bouleversé.
— Toi, tu restes, dit le roi à un petit vieillard fardé perché sur ses talons rouges, en qui Nicolas reconnut aussitôt le maréchal duc de Richelieu. Là où il y a des diableries, tu as ta place réservée !
— Sire, les Bourbons ont toujours eu peur du diable, c’est de notoriété.
— Baste, reprit le roi, c’est qu’ils ne l’ont pas vu comme toi !
Le vieillard s’inclina en ricanant.
— Eh oui, messieurs, étant ambassadeur à Vienne, mon cousin[80] que voici et qui, notez-le bien, me représentait, eut la coupable fantaisie de se faire initier dans la société de quelques méchants nécromanciens qui promirent de lui montrer Belzébuth.
Le roi baissa la voix et se signa.
— Sire, le nommer c’est l’appeler.
— Tais-toi, libertin ! Il donna donc dans cette chimère, messieurs. Il y eut une assemblée nocturne, mais certains assistants parlèrent. L’affaire éclata, et Vienne tout entière se partialisa sur ce scandale. Or. Richelieu, le petit Ranreuil que voilà...
— Que je connais, fit le maréchal, souriant de toutes ses fausses dents.
— ... a vu, de ses yeux vu, d’étranges manifestations et des crises de possession. Il me demande d’autoriser que l’archevêque de Paris ordonne un exorcisme. Qu’en dis-tu, Richelieu ?