— Je prétends qu’entre un cas avéré, laissé sans secours ni remède, et une tentative licite et autorisée par l’Église, mieux vaut choisir la seconde voie, si incertaine qu’en soit l’issue. Autrement, l’archevêque en embuscade va croquer le marmot[81] et s’essaiera à tout coup de nous damer le pion. J’ai eu semblable problème à régler en mon gouvernement de Guyenne. J’ai étouffé dans l’œuf, par l’eau bénite et la cire des cierges, la rumeur et l’émotion du peuple.
Le roi continuait à manier son fouet, il paraissait assailli de pensées contradictoires.
— Ranreuil, l’avez-vous vraiment vu ?
— Sire, je demande pardon à Votre Majesté, qui ?
— Le... enfin, votre paillasse ne bougeait pas toute seule !
— Je puis affirmer qu’elle flottait, agitée avec violence au-dessus du sol, et qu’on aurait pu y passer quatre mains dessous, que la jeune fille parlait latin et allemand, et que...
— Et que ?
— Que le marquis de Ranreuil, votre regretté serviteur, a parlé par sa bouche, évoquant des secrets de moi seul connus.
— Soit ! dit le roi. Puisqu’il nous faut en passer par là, je vous autorise à poser la question à l’archevêque. Saint-Florentin, faites le nécessaire, vous disposez de suffisamment de lettres signées en blanc. Que M. le commissaire Le Floch puisse avoir facile accès auprès de Sa Grandeur de Paris. Mais Ranreuil, vous me devrez un récit circonstancié, vous racontez si bien.
Sur cet aimable propos le roi leur tourna le dos, s’abandonnant aux mains de ses valets. Nicolas accompagna ses chefs dans l’aile des Ministres. M. de Saint-Florentin écrivit quelques mots sur un blanc-seing, le scella, puis moula soigneusement la suscription. La cire à peine sèche, il remit la missive sans un mot. Nicolas allait quitter la cour du château quand Sartine, essoufflé, le rattrapa. Son chef lui répéta qu’il souhaitait être tenu au fait de l’affaire et lui recommanda de veiller à la sagesse de ses initiatives en une conjoncture si délicate. D’évidence, pour Sartine, la collusion avec l’Église ne pouvait que conduire à des achèvements risqués même si les commencements portaient l’accord, rare, entre le pouvoir civil et le magistère spirituel. Il lui enjoignit de ne pas oublier pour autant, quelque prenante que soit cette crise, les retombées de l’enquête sur la catastrophe de la place Louis-XV. Nicolas saisit l’occasion d’informer son chef de l’agression perpétrée sur la personne de M. de Noblecourt. Elle scandalisa Sartine tant et si bien que Nicolas se crut autorisé à lui dévoiler l’affaire du ferret. Le lieutenant général demeura silencieux, considérant son adjoint avec curiosité. Nicolas ajouta qu’il était conscient d’avoir dépassé les bornes en oubliant ce que M. de Sartine lui avait inculqué lors de son entrée dans la police, à savoir « que, de son exactitude, dépendraient la vie et l’honneur d’hommes qui, fussent-ils de la plus basse canaille, devaient être traités selon les règles », et qu’en conséquence, conscient de sa faute, il remettait sa charge à disposition du roi, une fois élucidée l’affaire dans laquelle il était engagé.
Sartine souriait. Certes, il comprenait les scrupules de Nicolas et même ils augmentaient l’estime qu’il lui portait, mais tout cela n’était qu’enfantillage. Comment pouvait-on réserver un traitement équitable à un homme responsable de l’impéritie de la municipalité et de tant de morts innocents et auquel le hasard seul avait évité de devenir le meurtrier d’un vieillard ? Disposait-on d’un moyen de le confondre, oui ou non ? Il fallait en user, quel qu’en soit le prix, c’était une justice à rendre, et, lui, lieutenant général de police, en prenait la responsabilité, déchargeant Nicolas de toute faute et de tout remords. Il l’engagea fermement à arrêter le major Langlumé, dont le ferret retrouvé aiderait certainement à prouver la culpabilité, à tout le moins aux yeux des juges.
C’est donc le cœur léger que Nicolas reprit le chemin de Paris, après que la grande écurie l’eut pourvu une nouvelle fois d’une monture — une jument isabelle robuste et fringante. Le parcours s’effectua sans encombre ; Nicolas ne sentait plus ni sa fatigue ni sa faim. À cinq heures, il franchissait la porte de la Conférence. À la demie, il abandonnait sa monture aux bons soins du vas-y-dire de service au Châtelet. Il laissa aussitôt à sa droite les maisons du pont au Change et s’engagea sur le quai de Gesvres. Ce remblai au-dessus du fleuve, porté sous une voussure, rejoignait le pont Notre-Dame. C’était un cloaque affreux où quatre égouts versaient leur fange, où aboutissait le sang des tueries et dans lequel toutes les latrines répandaient leurs immondices. Nicolas dut se mettre un mouchoir sur le nez pour éviter de respirer ces exhalaisons perfides. Les chaleurs de la saison estivale commençaient et la rivière, délestée des crues de printemps, n’arrosait déjà plus les arches fétides de ce pont. Il prit pied dans le quartier de la Cité qui demeurait encore, au grand dam de M. de Sartine, « la réunion imprévue d’un grand nombre de maisons »... Aucune n’était alignée, et leur agencement multipliait les angles, les détours et l’étranglement des issues. Les voitures avaient peine à tourner dans les rues. Nicolas traversa la place étroite du parvis de Notre-Dame et souleva le marteau d’une porte renforcée de clous et de barres de fer qui donnait accès à l’archevêché, demeure médiévale accolée à sa tourelle, située sur le flanc sud de la cathédrale.
Un valet en livrée lui ouvrit et l’interrogea sur les motifs de sa visite. Il eut comme un haut-le-cœur quand il apprit le vœu de Nicolas de rencontrer son maître sur-le-champ. Il s’apprêtait de toute évidence à l’éconduire quand un personnage fluet en habit court de clerc sortit de l’ombre du vestibule. C’était un des secrétaires du prélat, et Nicolas ne crut pas devoir lui celer ses qualités et au nom de qui il se hasardait à venir troubler la sérénité de l’occupant des lieux.
— Avez-vous quelque marque ou preuve de votre mission ? demanda le secrétaire.
— J’ai deux plis à l’intention de Sa Grandeur.
L’autre tendit la main avec la feinte innocence de celui qui risque un coup sans trop y croire.
— Monsieur, dit froidement Nicolas, ils ne seront remis qu’en main propre à leur destinataire. Mais je consens à vous laisser entrevoir le sceau de l’un d’eux.
Il lui montra le pli du roi scellé des trois fleurs de lis des armes de France.
— Monsieur, reprit le secrétaire, considérez qu’il est fort tard, que vous survenez à l’improviste sans être annoncé et que Monseigneur est très fatigué des cérémonies de la Pentecôte. Aussi, je vous incite à laisser vos lettres. Je les lui remettrai demain et nous verrons ce qu’il est bon d’aviser.
— Monsieur, je suis au désespoir, mais je dois voir l’archevêque. C’est un ordre du roi.
Le visage fluet s’empourpra. Nicolas lisait à livre ouvert les interrogations qui se succédaient dans l’esprit de son interlocuteur. Il est vrai que Mgr de Beaumont avait déjà été exilé trois fois et qu’il était licite, dans ces conditions, de tout appréhender...
— Il ne s’agirait pas, monsieur, de.