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Nicolas ne le laissa pas achever.

— Rassurez-vous, monsieur, je puis vous dire qu’il n’est question que d’une affaire qui ressort au magistère spirituel de votre maître et qu’il n’est en rien menacé, si c’est cela que vous supposez.

— Dieu soit loué ! Soit, je vais voir si Monseigneur peut vous recevoir. Il était sur le point de souper en compagnie d’un visiteur.

Le petit clerc se retira, laissant Nicolas face à un valet maussade et soupçonneux. L’attente ne fut pas longue et on l’invita sans un mot à gravir un grand escalier de bois sombre. Au premier étage, une vaste antichambre, aux murs ornés des portraits de cardinaux et d’archevêques qu’il supposait être ceux des prédécesseurs, tenait lieu de salle d’attente. Le secrétaire gratta à l’huis d’une porte, l’ouvrit, murmura quelques mots et s’effaça pour laisser entrer le commissaire.

Nicolas fut frappé par le décor à la fois austère et somptueux d’une salle peu meublée. Les plafonds à poutres armoriées se perdaient dans l’ombre. Une cheminée à motifs Renaissance flamboyait d’un feu hors de saison. Une immense descente de Croix que Nicolas, amateur de peintures et visiteur inlassable des églises, jugea être du dernier siècle, écrasait la pièce de ses clairs-obscurs. Un tapis oriental aux tons rouges couvrait le sol. L’archevêque était assis dans un vaste fauteuil au coin du feu, près d’une table où trônait un grand chandelier d’argent allumé. Un autre fauteuil lui faisait face. Nicolas estima un peu théâtrale la pose du prélat. En soutane violette, cravate à rabats, le haut du corps à demi recouvert d’une douillette, il fixait le feu, sa main gauche soutenant son visage et sa dextre caressant la croix de l’ordre du Saint-Esprit, dont le grand cordon bleu moiré, passant sous les deux ailes du rabat, lui entourait le cou. Il la portait comme s’il s’était agi d’une croix pectorale. Il se tourna vers Nicolas qui remarqua son visage presque blafard. Les yeux clairs étaient rougis. Deux grands plis d’amertume encadraient une bouche aux lèvres bien dessinées et au menton un peu sec, qui contrastait par sa mollesse et sa fossette avec la hauteur du front et une chevelure naturelle, presque blanche, coiffée sans excès d’apprêt. Il tendit la main à Nicolas, qui s’inclina et la baisa.

— On me dit, monsieur le commissaire Le Floch, que vous avez des ordres du roi à me remettre.

Cela était dit d’un ton d’évidence, avec beaucoup d’ironie dans le ton.

— Monseigneur, je n’ai à remettre à Votre Grandeur que deux plis. L’un vient de Sa Majesté, et l’autre du père Grégoire, carme déchaux, rue de Vaugirard. Je ne vous dissimulerai pas qu’ils portent tous les deux sur le même préoccupant objet.

Il les tendit au prélat, qui chercha dans sa manche une paire de besicles et ouvrit les deux lettres, en commençant par celle du roi, qu’il replia aussitôt et plaça dans sa manche. Celle du père Grégoire fut lue très vite et jetée au feu.

— La lettre du père Grégoire aurait suffi, dit l’archevêque. J’ai pour lui la plus grande estime et il me procure souvent des remèdes efficaces pour mes infirmités. Beaucoup plus efficaces, je dois le dire, que ceux dont m’assomment ces messieurs de la Faculté. Monsieur le commissaire — ou plutôt dois-je dire monsieur le marquis ? — je prends comme une aimable attention que Sa Majesté vous ait dépêché auprès de moi.

Nicolas s’abstint de répondre, connaissant la manie nobiliaire du prélat et son orgueil des origines antiques de sa famille — les Beaumont de Repaire — qu’il faisait, disait-on, remonter quasiment au déluge.

— Mais Sa Majesté, reprit l’archevêque, peut-elle croire que j’ignore cette affaire ? Le curé de Saint-Roch l’a portée à la connaissance de mes gens. Le roi n’aurait-il pas décidé d’agir pour le bon ordre de sa ville que je l’eusse fait moi-même, pour la tranquillité de mes ouailles.

Il ajouta, comme s’il se parlait à lui-même :

— Siècle de consomption où ce pauvre peuple égaré, détourné par tant d’exemples condamnables, cherche la voie sans la trouver et n’écoute plus le bon berger ! Hélas ! la charité se refroidit et les dissensions troublent l’Église. Où donc la vérité serait-elle tout à fait à couvert ? Et quant à l’obéissance... Dans les désordres d’un État, le bon parti est toujours celui du roi, dans les troubles de l’Église et en matière de doctrine, le bon parti est toujours celui du corps des évêques.

Le regard qui s’était à nouveau perdu dans les flammes dansantes revint se poser sur Nicolas.

— Examinons par ordre, s’il vous plaît. Et pour mieux éclaircir le point dont il est question, je me dois de vous mieux connaître. Vous avez reçu jadis une bonne éducation à Vannes dans une maison réputée.

Nicolas ne prit pas cela pour une question.

— Croyez-vous au diable, mon fils ?

— Je crois aux enseignements de la sainte Église. Mes fonctions m’appellent à constater le mal. Or, ce qui s’est passé rue Saint-Honoré bouleverse toutes mes certitudes et dépasse l’humain entendement.

La main de l’archevêque se serra sur la colombe du Saint-Esprit.

— Dieu se sert, parfois, de ce qu’il y a de plus bas, de plus méprisable dans l’univers et même des choses qui ne sont point, pour détruire celles qui sont[82].

Il se dressa. Nicolas ne l’imaginait pas si grand. Sa masse, dans l’apparat des habits épiscopaux, en imposait. Cependant, le haut du corps et le cou faisaient un angle curieux avec le reste ; l’effort du prélat visait à se tenir plus droit, mais ses efforts infructueux procuraient cette étrange impression. Sa démarche elle aussi était marquée par des douleurs sensibles. Il se suspendit, plus qu’il ne la tira, à une longue bande de tapisserie. Un timbre lointain grelotta. Mgr de Beaumont vint se rasseoir en laissant échapper un soupir de soulagement.

— Mon opinion était faite sur cette affaire avant votre arrivée. Je souhaitais simplement savoir si le roi déciderait l’intervention de ses gens, et qui serait désigné pour ce faire.

Nicolas pressentait derrière ces paroles toute la puissance d’une Église, comme si son existence au service de la police du royaume avait été regardée, jugée, décryptée.

— Le père Grégoire se porte garant de votre... honnêteté, pour utiliser un terme du monde. Il m’assure que vous aborderez cette grave et troublante affaire en conjuguant les forces de la raison et l’obéissance aux préceptes de notre sainte Église. Je n’espérais pas votre venue ce soir, mais je savais que vous aviez parlé au roi au débotté de sa chasse du jour.

Nicolas goûta la délicatesse du propos. Comment pouvait-on mieux signifier que l’archevêque avait des yeux et des oreilles en tout lieu, y compris à la Cour, et cela jusque dans l’entourage immédiat du souverain ?

— Aussi, ajouta l’archevêque, avais-je pris les devants. Lorsque mon secrétaire m’a annoncé votre présence, j’étais sur le point de souper avec le père Raccard, mon bras armé dans les régions ténébreuses, l’exorciste du diocèse.

À ce moment, le secrétaire surgit d’une autre porte dissimulée par une tapisserie, qu’il tint relevée pour laisser entrer un homme de haute taille, qui paraissait être une véritable force de la nature. Nicolas estima que l’homme approchait la cinquantaine. Des cheveux grisonnants, tirés en arrière, dégageaient une figure plus militaire qu’ecclésiastique. De toute évidence, son aspect extérieur laissait le père Raccard indifférent comme le prouvait une soutane si usée, si souvent lavée et repassée qu’elle se moirait de reflets verdâtres et que les lisérés montraient le cordonnet par endroits. Les manches un peu courtes laissaient entrevoir des vestiges de manchettes de dentelle déchirées et jaunâtres qui attiraient le regard sur des mains épaisses aux phalanges couvertes de touffes de poils bruns. Le personnage évoquait pour Nicolas un bûcheron qui travaillait dans le parc du château de Ranreuil et dont l’aspect l’effrayait lorsqu’il le croisait. Des yeux bruns empreints de douceur se fixèrent sur le commissaire et la bouche esquissa un sourire qui atténua le saisissement que suscitait l’apparence de l’exorciste.

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Saint Paul.