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IX

EXORCISME

« Dans ce combat, le Christ ne se tient pas dans l’entre-deux, Il est tout entier nôtre. Quand nous sommes entrés en lice, Il nous a oints et a enchaîné l’autre. »

Saint Jean Chrysostome

Semacgus décrivit les événements du début de la nuit. Il corroborait les récits précédents de Nicolas. Le chirurgien était si éprouvé par ce qu’il avait constaté qu’il en venait à douter de lui-même et parlait de consulter un confrère pour vérifier son état de santé. Il s’égarait en conjectures plus invraisemblables les unes que les autres afin de trouver une explication qui soulageât son angoisse et ses interrogations. Nicolas se garda bien de triompher devant ce retournement, heureux et rassuré de partager désormais ce poids d’incertitude avec son ami. Quant au père Raccard, il se frottait les mains avec une sorte de jubilation, comme un vieux soldat qui s’apprête à monter à l’assaut de la redoute. Sa bonne humeur agit comme un stimulant sur l’accablement du chirurgien de marine. Nicolas, plus attentif aux avertissements de ses sens toujours en éveil, percevait à nouveau, depuis son entrée dans la demeure des Galaine, le bruit lointain du tambour de Naganda. L’idée l’effleura, sans qu’il s’y arrêtât, d’un lien entre ces pratiques sauvages et le drame qui se répétait dans la chambre de la Miette, soumettant le corps et l’esprit de la servante aux tourments d’une force obscure et menaçante.

Des cris parvinrent du second étage. Bientôt, le fils Galaine, en sueur, les cheveux collés et la chemise déchirée, dévala l’escalier. Il hurlait plus qu’il ne parlait. La Miette s’était détachée. Une force inconnue avait rompu les sangles qui la tenaient liée sur sa couche. Le père Raccard calma son monde. Il ouvrit son portemanteau, en sortit son étole  — qu’il embrassa et passa à son cou — puis la bouteille d’eau bénite et les autres objets liturgiques. Il alluma les cierges et les distribua aux assistants, qui avaient été rejoints par les autres membres de la famille. Le marchand pelletier et la cuisinière étaient demeurés devant la porte de la mansarde de la Miette, où plus personne n’osait pénétrer. L’exorciste demanda une assiette dans laquelle il versa un peu d’eau bénite. Il se mit en prières, puis trempa le rameau de buis et aspergea les quatre points cardinaux. Il ordonna que chacun s’agenouille. D’une voix forte et déterminée, il lança une première admonestation.

— Je t’adjure, antique serpent, par le juge des vivants et des morts, par le créateur du monde qui a le pouvoir de te précipiter dans la géhenne, va-t’en sur-le-champ de cette maison. Maudit démon, Il te le commande. Celui à qui obéissent les vents, la mer et la tempête, Il te le commande. Celui qui, du haut des cieux, t’a précipité dans les abîmes de la terre, il te le commande. Celui qui a la puissance de te faire reculer, Il te le commande. Écoute donc, Satan, et tremble. Sors d’ici, vaincu, rampant et adjuré au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui viendra juger les vivants et les morts. Amen.

Il continuait ses aspersions et fit réciter à tous le Pater. D’épouvantables hurlements ponctuaient le sourd murmure des prières. À leur tour, Charles Galaine et la cuisinière, épouvantés, rejoignirent le groupe. Le religieux demanda des braises qu’on courut chercher dans le potager de l’office et qu’on rapporta sur un petit réchaud de terre cuite. Il disposa dessus, en forme de croix, l’encens qu’il tira de la petite boîte en argent. Le rez-de-chaussée s’emplit de fumée.

— Est-ce que vous exorcisez à distance ? demanda Semacgus.

— Nullement. Je tente d’assainir cette maison. Ensuite, nous procéderons sur la patiente.

Il joignit les mains, et reprit :

— Je t’adjure, démon, de sortir de ce lieu, de n’y jamais revenir, de ne plus faire peur à ceux qui y demeurent et de n’y lancer aucun maléfice. Que le Dieu tout-puissant, créateur de toute chose, sanctifie cette demeure avec toutes ses dépendances, que tout fantôme en disparaisse, toute méchanceté, toute astuce, toute ruse diabolique et tout esprit immonde.

Il se remit à bénir la maison.

— Par ce signe, nous lui faisons commandement de cesser à l’instant et pour toujours toutes ses vexations, que disparaissent ses prestiges et fantasmagories et qu’à jamais s’évanouisse la teneur de ce venimeux serpent. Par Celui qui viendra juger les vivants et les morts et, par le feu, purifiera le monde. Amen.

Il semblait que, là-haut, des meubles volaient et heurtaient les murs de la maison. De grands coups sourds ébranlaient la maison.

Le père Raccard se frottait les mains.

— Il réagit, le bougre ! Voilà un bon préambule. Vous tous, rejoignez votre chacunière. Je vais officier là-haut en la seule présence de M. le commissaire et de M. ... ?

Il désignait Semacgus. Nicolas fit les présentations.

— La Faculté, reprit Raccard, ne sera pas de trop dans le chamaillis que va sans doute nous occasionner l’innommable. M. Le Floch m’avait signalé votre scepticisme. Soyez notre conscience raisonnable, maintenant que vous voilà convaincu de la réalité des phénomènes.

— Vous pouvez compter sur moi, mon père, dit Semacgus avec fermeté.

Nicolas se sentit rassuré de voir les deux hommes, l’un ami de longue date, et l’autre de connaissance plus récente, se rapprocher sans effort. Le docteur Semacgus reprit un meilleur visage et ajouta en riant :

— Il vaut mieux chasser le loup en meute.

— S’il ne s’agissait que d’un loup ! Mais le diable est un sinistre farceur, pétri de haine. Il se moque éperdument des pauvres humains et s’amuse à faire le patelin et l’imbécile pour mieux égarer ses victimes. Père du mensonge, son nom est légion et il veillera à tendre des pièges et à brouiller les pistes ! Mais je vous promets de lui tenir la dragée haute.

Il ressembla ses instruments et confia le réchaud à Semacgus.

Ils montèrent tous les trois et trouvèrent la cuisinière plaquée contre le mur du palier, qui regardait, hébétée, la Miette assise dans le vide au-dessus de sa couche, et dont les yeux rougeoyants et brillants les considéraient, un sourire méchant aux lèvres.

— Oh ! la vilaine ! dit le père Raccard. Comptez sur moi pour lui faire passer cet air-là !

Il s’approcha de la Miette dont le regard pétrifié le suivait, la tête tournant comme celle d’un mannequin de quintaine. Il lui posa la main sur la tête. Le corps oscillait telle une bulle de savon entre deux courants d’air. Elle se mit à geindre sourdement, comme une bête qui retiendrait sa rage.

— Oui, oui, apprête-toi à reconnaître ton maître et à lui obéir, crois-moi.

La Miette ouvrit la bouche et lui lança un long crachat. Sans marquer d’émotion, le prêtre s’essuya d’un revers de sa manche. Le petit corps supplicié laissait maintenant échapper une voix d’homme.

— Frappart[84], tu me fais rire ! Souviens-toi que tu n’as aucun pouvoir sur moi.

Imperturbable, le père disposait une nouvelle fois le contenu de son portemanteau sur une petite table. Semacgus y posa le fourneau rempli de braises. L’odeur sacrée de l’encens emplit la pièce. Les grondements de la Miette montaient en crescendo jusqu’à des aigus assourdissants. Sa tête se courba en arrière, presque à la perpendiculaire du corps. Elle hurlait à la mort, comme pour lutter contre l’envahissement entêtant du parfum.