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La rue Montmartre n’offrait pas le spectacle de son animation habituelle. Même l’odeur si apaisante et familière du pain chaud s’exhalant de la boulangerie qui occupait le rez-de-chaussée de l’hôtel de Noblecourt était dépouillée de ses sortilèges. Il la respira et se souvint aussitôt du remugle effrayant d’incendie mouillé et de sang qui planait sur la place Louis-XV. Un officier du guet lui avait prêté une jument acariâtre qui renâclait et portait les oreilles en arrière. Bourdeau était resté sur place pour aider les commissaires des quartiers venus rapidement en renfort.

Le premier mouvement de Nicolas avait été de galoper rue Neuve-Saint-Augustin, à l’hôtel de la lieutenance générale de police. Mais il savait trop bien que, en dépit de la gravité du moment, M. de Sartine n’aurait pas toléré qu’on se présentât à lui le visage noir de suie et le vêtement en bataille. Il avait souvent éprouvé l’apparente insensibilité d’un chef qui n’acceptait aucune faiblesse chez lui-même, afin d’éviter d’avoir à prendre en compte celles de ses subordonnés. Le service du roi passait avant tout, et le fait d’être blessé, moulu et crasseux n’accordait aucun avantage particulier. Au contraire, un tel oubli des convenances aurait plaidé en défaveur de quelqu’un qui eût osé se présenter de la sorte. Un tel dérangement constituait un mépris des formes qui ne témoignait, pour M. de Sartine, ni de courage ni de dévouement mais bien d’un laisser-aller indice de tous les dévergondages, désordres et dérangements que son office et sa raison d’être consistaient justement à prévoir et à réprimer.

Sept heures sonnaient au clocher de Saint-Eustache quand Nicolas remit les rênes de sa carne à un jeune mitron qui bayait aux corneilles à la porte de la boulangerie. Il gagna aussitôt l’office où il trouva Catherine, sa servante, affalée et endormie près de son potager[9]. Elle ne s’était sans doute pas couchée et il imaginait fort bien qu’informée du drame, elle avait voulu l’attendre. La vieille Marion, cuisinière de M. de Noblecourt, que son âge dispensait des gros travaux, dormait de plus en plus tard, ainsi que Poitevin, le laquais. Il ne fit aucun bruit et alla se laver à la pompe de la cour du petit jardin, selon ses habitudes d’été. Il remonta dans sa chambre sur la pointe des pieds pour se changer et se coiffer. Il hésita un moment à prévenir l’ancien procureur, mais renonça devant la perspective d’un récit circonstancié et des mille questions qui s’ensuivraient. L’accueil de Cyrus, le petit barbet gris et frisé, lui manquait. Il était déjà loin, le temps où le chien sautait et jappait à son arrivée. L’animal était désormais bien âgé et perclus, et seuls les lents mouvements de sa queue manifestaient encore la joie des retrouvailles quotidiennes. Il ne quittait plus le carreau de tapisserie où il observait d’un œil toujours attentif tout ce qui entourait son maître.

Nicolas songea à la fuite du temps et que bientôt il devrait dire adieu à ce témoin de ses premiers pas à Paris. L’idée le saisit soudain que sa compassion pour Cyrus lui évitait de penser à d’autres échéances tout aussi inéluctables. Il quitta la maison sans bruit, après avoir déposé doucement un petit mot d’explication sur les genoux de Catherine. Il récupéra sa rétive monture et le mitron, en souriant, lui tendit une brioche toute chaude. Il la dévora en songeant qu’il n’avait point dîné. Le goût du beurre lui flattait agréablement la bouche. « Allons, dit-il, la vie n’est pas si rude. Carpe diem ! » comme le proclamait sans cesse son ami M. de La Borde, toujours affriandé de danseuses, de soupers fins et d’œuvres d’art. Pour l’heure, le sybarite écrivait un opéra et un ouvrage sur la Chine.

Rue Neuve-Saint-Augustin, une agitation peu commune indiquait que l’événement de la nuit avait laissé des traces. Nicolas gravit les degrés de l’hôtel quatre à quatre. Le vieux valet de chambre l’accueillit, l’air accablé. C’était une vieille connaissance et, pour lui, Nicolas faisait en quelque sorte partie des meubles.

— Vous voilà enfin, monsieur Nicolas. Je crois que M. de Sartine vous attend. Je suis très inquiet, c’est la première fois depuis des années qu’il ne demande pas à voir ses perruques. L’affaire est donc si sérieuse ?

Nicolas sourit à ce rappel de l’innocente manie de son chef. Le serviteur, contrairement aux habitudes de la maison, le conduisit dans la bibliothèque. Il n’avait eu qu’une seule fois l’occasion de pénétrer dans cette pièce aux belles proportions, avec ses rayonnages de chêne blond et son plafond peint par Jouvenet[10]. Il se souvenait d’avoir admiré l’œuvre de cet artiste un jour qu’il accompagnait son tuteur, le chanoine Le Floch, au parlement de Rennes. Chaque fois que le service l’appelait à Versailles, il rêvait devant les splendeurs de la tribune de la chapelle royale décorée par le même peintre. Après avoir gratté à l’huis, il poussa la porte et crut d’abord être seul. Mais une voix sèche et connue lui tomba sur les épaules. M. de Sartine, en habit noir et coiffé à frimas, se trouvait juché en haut d’un escabeau et consultait un livre de maroquin rouge frappé des trois sardines de ses armes.

— Monsieur le commissaire, je vous salue bien.

Nicolas frémit ; la mention de sa fonction par le lieutenant général était le symptôme d’une irritation contenue, d’ailleurs dirigée davantage contre l’inertie ou la résistance des choses que contre ses gens eux-mêmes.

Il paraissait pensif et levait la tête vers les figures du plafond. Nicolas, après avoir respecté le silence de son chef, entreprit de lui faire son rapport. Il donna le nombre des morts qui, au petit matin, approchait la centaine. Toutefois, selon lui, ce chiffre pourrait bien être largement dépassé et multiplié par dix, si nombreux étaient les blessés qui ne se remettraient sans doute pas des dommages subis.

— Je sais ce que vous avez fait, vous et Bourdeau. Croyez que c’est pour moi un réconfort de savoir que vous étiez là et que vous témoigniez pour notre maison.

Nicolas jugea M. de Sartine atteint, et le mal plus profond que tout ce qu’il aurait pu supposer. Ses manifestations de satisfaction étaient si rares qu’elles faisaient figure d’événement. En tout cas, elles n’intervenaient jamais dans le cours d’une action ou d’une affaire. Il le voyait, indécis, ouvrir et refermer machinalement son livre. Sartine reprit à voix basse, comme s’il se parlait à lui-même :

— « Cet homme a gâché ma fortune et la valeur s’appelle folie quand elle s’oppose à des murs qui s’écroulent... »

Nicolas sourit intérieurement et récita à haute voix :

— « ... Cette racaille dont la rage comme des eaux retenues rompt ses digues et submerge ce qu’elle a supporté. »

Il entendit le livre se fermer sèchement M. de Sartine redescendit sans hâte, se retourna, fixa Nicolas avec une sévérité ironique et murmura :

— Vous vous permettez d’improviser sur mon propos, je crois bien !

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9

Fourneau de cuisine à bois, charbon de bois ou charbon.

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10

Peintre de l’école baroque française (1644-1717).