Les prêtres n’avaient pas souvent le même point de vue. Généralement, au moment où elle se fâchait avec les prêtres[11] qui intercédaient en sa faveur auprès des dieux, madame Cake assurait déjà la décoration florale, l’époussetage de l’autel, le balayage du temple, le récurage de la pierre sacrificielle, la gratouille de bénitiers, le dépunaisage de sacristie, le ravaudage de coussins et tout autre soutien religieux vital qu’apportait la seule force de sa personnalité, aussi son départ entraînait-il un véritable chaos.
Madame Cake boutonna son manteau.
« Ça ne marchera pas, dit Ludmilla.
— Je vais essayer les mages. À eux, faut leur dire », affirma madame Cake. Elle frissonnait de suffisance, comme un petit ballon de football enragé.
« Oui, mais tu prétends qu’ils n’écoutent jamais.
— Faut que j’essaye. Dis donc, toi, qu’est-ce que tu fais hors de ta chambre ?
— Oh, maman. Tu sais bien que je la déteste, cette chambre. Ce n’est pas la peine…
— On est jamais trop prudent. Et si tu t’mettais dans l’idée d’aller courir après les poulets du quartier ? Ils diraient quoi, les voisins ?
— Je n’ai jamais eu la moindre envie de courir après un poulet, mère, répondit Ludmilla d’un ton las.
— Ou courir après les charrettes en aboyant.
— Ça, ce sont les chiens, maman.
— Tu vas quand même retourner dans ta chambre, t’enfermer et faire de la couture comme une bonne fille.
— Tu sais bien que je n’arrive pas à tenir l’aiguille comme il faut, maman.
— Fais un effort pour ta mère.
— Oui, maman, dit Ludmilla.
— Et t’approche pas d’la fenêtre. On tient pas à déranger le monde.
— Oui, maman. Et toi, n’oublie pas de brancher ta prémonition, m’man. Tu sais que ta vue n’est plus ce qu’elle était. »
Madame Cake regarda sa fille monter l’escalier. Puis elle ferma à clé la porte d’entrée derrière elle et partit à grands pas vers l’Université de l’Invisible où, à ce qu’on lui avait dit, l’absurdité était reine.
Quiconque aurait observé la marche de madame Cake dans la rue aurait noté deux ou trois détails bizarres. Malgré sa trajectoire fantasque, personne ne lui rentrait dedans. Les passants ne l’évitaient pas, elle ne se trouvait tout bonnement jamais sur leur chemin. Un moment, elle hésita et s’engagea dans une ruelle. La seconde d’après un tonneau dégringola d’une charrette qui livrait une taverne et s’écrasa sur les pavés, là où elle aurait dû se tenir. Elle ressortit de la ruelle et enjamba les débris en grommelant toute seule.
Madame Cake passait beaucoup de temps à grommeler. Elle remuait sans arrêt les lèvres, comme si elle voulait se déloger un pépin gênant d’entre les dents.
Elle arriva devant les hautes portes noires de l’Université où elle hésita une fois encore, l’air d’écouter une voix intérieure. Puis elle entra et attendit.
Pierre Porte, allongé dans l’obscurité du fenil, attendait lui aussi. D’en dessous montaient de temps en temps les bruits chevalins de Bigadin : un mouvement léger, un mâchonnage.
Pierre Porte. Ainsi, il avait un nom désormais. Évidemment, il en avait toujours eu un, mais qui désignait ce qu’il incarnait, si l’on peut dire, et non lui-même. Pierre Porte. Un nom qui sonnait bien. Monsieur Pierre Porte. Sire Pierre Porte. Pierrot P… Non. Pas Pierrot.
Pierre Porte s’enfonça davantage dans le foin. Il plongea la main dans sa robe et sortit le sablier doré. Il y avait visiblement moins de sable dans l’ampoule supérieure. Il le rempocha.
Et puis il y avait cette histoire de « dormir ». Il savait de quoi il s’agissait. Les gens y consacraient une bonne partie de leur temps. Le sommeil, ils appelaient ça. Ils s’allongeaient et, hop, le sommeil se produisait. Ça devait avoir son utilité. Il attendait le phénomène avec intérêt. Il faudrait qu’il l’analyse.
Sur le monde passa la nuit qu’une nouvelle journée poursuivait effrontément de ses assiduités.
On s’agita dans le poulailler de l’autre côté de la cour. « Coco… euh… »
Pierre Porte regarda fixement l’envers du toit de la grange. « Cocori… euh… »
Une lumière grise filtrait par les interstices.
Pourtant, quelques instants plus tôt, c’était la lueur rouge du soleil couchant !
Six heures avaient disparu.
Pierre extirpa le sablier. Oui. Le niveau avait incontestablement baissé. Pendant qu’il attendait de faire l’expérience du sommeil, quelque chose lui avait volé une partie de… de sa vie. En plus de ça, il était complètement passé à côté de l’expérience en question…
« Coc… coco… euh… »
Il descendit du fenil par l’échelle et sortit dans la brume ténue de l’aube.
Les vieux poulets l’observèrent avec circonspection lorsqu’il fouilla des yeux leur abri. Un coq plus tout jeune et plutôt gêné lui lança un regard noir et haussa les épaules.
Il entendit des chocs métalliques du côté de la maison. Un vieux cercle de tonneau pendait près de la porte, et mademoiselle Trottemenu tapait dessus à grands coups de louche.
Il s’approcha à grands pas afin d’en apprendre davantage.
« POUR QUELLE RAISON FAITES-VOUS TOUT CE BRUIT, MADEMOISELLE TROTTEMENU ? »
Elle se retourna vivement, la louche à demi brandie.
« Bon sang, vous devez marcher comme un chat ! dit-elle.
— JE DOIS ?
— J’veux dire que j’vous ai pas entendu. » Elle recula et le toisa. « Vous avez tout de même quelque chose… J’arrive pas à mettre le doigt dessus, Pierre Porte, fit-elle. J’aimerais bien savoir ce que c’est. »
Le squelette de deux mètres dix la considéra d’un air stoïque. Il sentait qu’il n’y avait rien à répondre.
« Qu’est-ce que vous voulez pour votre petit-déjeuner ? demanda la vieille femme. Ça changera rien, ce que vous voulez, remarquez, vu que c’est d’la bouillie d’avoine. »
Plus tard, elle se dit qu’il avait dû la manger, sa bouillie, parce que le bol était vide. Pourquoi je n’arrive pas à me rappeler ?
Puis il y eut la faux. Il la contempla comme s’il n’en avait encore jamais vu. Elle désigna le rabattoir et les poignées. Il les regarda d’un air poli.
« VOUS L’AIGUISEZ COMMENT, MADEMOISELLE TROTTEMENU ?
— Elle est bien assez aiguisée comme ça, grands dieux.
— COMMENT L’AIGUISE-T-ON DAVANTAGE ?
— On peut pas. Quand c’est aiguisé, c’est aiguisé. On peut pas l’aiguiser plus que ça. »
Il avait donné un coup de faux dans le vide à titre d’essai et lâché un petit sifflement déçu.
Et puis l’herbe.
Le pré à fourrage s’étendait en hauteur sur la colline derrière la ferme, avec vue sur le champ de blé. Elle regarda son nouvel employé travailler un moment.
Elle n’avait jamais vu technique plus fascinante. Elle n’aurait même pas cru la chose possible.
« C’est bien, dit-elle enfin. Vous avez le bon geste et tout.
— MERCI, MADEMOISELLE TROTTEMENU.
— Mais pourquoi un seul brin d’herbe à la fois ? »
Pierre Porte contempla un instant la rangée impeccable de tiges.
« IL Y A UNE AUTRE FAÇON ?
— Vous pouvez en faucher des tas d’un coup, vous savez.
— NON. NON. UN BRIN À LA FOIS. UN COUP, UN BRIN.
— Vous risquez pas d’en faucher beaucoup de cette façon-là, dit mademoiselle Trottemenu.
11
Madame Cake n’ignorait pas que certaines religions ordonnaient des prêtresses. Ce qu’elle pensait de l’ordination des femmes n’est pas imprimable. À Ankh-Morpork, les religions à prêtresses avaient tendance à drainer une foule de prêtres en civil d’autres confessions venant chercher deux, trois heures de répit quelque part où ils ne risquaient pas de tomber sur madame Cake.