— “Ne vous laissez pas marcher sur le ventre”, cita fièrement monsieur Soulier. Une de mes premières cartes.
— Ze n’était bas ma faute, se défendit Dorine avec hauteur. Tu édais raide depouis drois jours.
— Ç’a lui a foutu un choc, au prêtre, moi je vous le dis, fit Arthur.
— Huh ! Les prêtres ! s’exclama monsieur Soulier. Tous pareils. Toujours à vous seriner qu’on ne vit pas après la mort, mais quand on leur prouve le contraire, ils font une de ces binettes !
— Je n’aime pas les prêtres non plus », fit la voix sous la chaise. Vindelle se demanda si d’autres que lui l’entendaient.
« J’suis pas près d’oublier la tête du révérend Velegare, dit sombrement Arthur. J’ai fréquenté ce temple pendant trente ans. J’étais respecté dans la communauté. Maintenant, à la seule idée de mettre un pied dans un établissement religieux, j’ai mal dans toute la jambe.
— Oui, mais il avait pas besoin de dire tout ce qu’il a dit quand tu as repoussé le couvercle, fit Dorine. Un prêtre, tout de même… Ça devrait pas connaître des mots pareils.
— Je l’aimais bien, moi, ce temple, poursuivait Arthur avec nostalgie. Ça me donnait une occupation le mercredi. »
Vindelle s’aperçut que Dorine avait miraculeusement perdu son accent.
« Et vous aussi, vous êtes vampire, madame Clind… je vous prie de m’excuser… comtesse Nosferoutard ? » s’enquit-il poliment.
La comtesse sourit. « Ma voi, oui, répondit-elle.
— Par alliance, précisa Arthur.
— On peut ? Je croyais qu’il fallait être mordu », dit Vindelle.
La voix sous la chaise pouffa.
« J’vois pas pourquoi je m’amuserais à mordre ma femme après trente ans de mariage, un point c’est tout, dit le comte.
— Une vemme doit bartager les basse-temps de zon époux, ajouta Dorine. Z’est ze gui rend le mariache indéressant.
— Ça intéresse qui, un mariage intéressant ? J’ai jamais dit que je voulais un mariage intéressant, moi. C’est bien ça, de nos jours, faut que tout soit intéressant, même le mariage. Et puis, c’est pas un passe-temps, gémit Arthur. Vampire, c’est pas aussi formidable qu’on le dit, vous savez. On peut pas sortir le jour, on peut pas manger d’ail, on peut pas se raser comme il faut…
— Pourquoi vous ne pouvez pas vous… commença Vin-delle.
— On peut pas se servir de miroir, le coupa Arthur. Et puis le coup de se changer en chauve-souris, je croyais que ce serait marrant, mais les chouettes du coin… pas chouettes du tout, des tueuses. Et pour ce qui est de… vous savez… avec le sang… ben… » Sa voix mourut.
« Artoure n’a chamais eu le gontact facile avec les gens, précisa Dorine.
— Et le pire, c’est d’être obligé de rester tout le temps en tenue de soirée. » Arthur jeta un regard en coin à son épouse. « Je suis sûr que c’est pas vraiment obligatoire.
— Z’est drès imbortant de berbétuer la dradition », rétorqua Dorine. La comtesse, outre son accent un-coup-je-le-prends-un-coup-je-l’enlève, avait décidé de s’aligner sur la tenue de soirée d’Arthur avec ce qu’elle estimait de bon ton pour une femme vampire : une robe noire boudinante, de longs cheveux bruns coupés en V sur le front et un maquillage d’une pâleur extrême.
Dame Nature l’avait conçue boulotte, les cheveux crépus et le caractère jovial. Les signes de conflit sautaient aux yeux.
« J’aurais dû rester dans ce cercueil, dit Arthur.
— Oh, non, fit monsieur Soulier. Ça, c’est la solution de facilité. Le mouvement a besoin de gens comme vous, Arthur. Il fallait donner l’exemple. Souvenez-vous de notre slogan.
— Lequel, Raymond ? demanda Lupin d’un air las. On en a tellement.
— “Inhumés, oui. Inhumains, non !” répondit Raymond.
— Vous voyez, il est plein de bonnes intentions », dit Lupin, une fois la réunion terminée.
Vindelle et lui rentraient à pied dans la lumière grise de l’aube. Les Nosferoutard avaient quitté la séance plus tôt afin de regagner leurs pénates avant que le lever du jour n’ajoute aux ennuis déjà nombreux d’Arthur, et monsieur Soulier était parti prononcer un discours, avait-il dit.
« Il descend au cimetière derrière le temple des Petits-Dieux et il pousse des cris, expliqua Lupin. Il appelle ça réveiller les consciences, mais à mon avis, il se fait des illusions.
— Qui c’était, sous la chaise ? demanda Vindelle.
— Crapahut, répondit Lupin. Un croque-mitaine, à notre avis.
— Les croque-mitaines sont des morts-vivants ?
— Il ne se prononce pas.
— Vous ne l’avez jamais vu ? Je croyais que les croque-mitaines, ça se cachait sous des trucs et… enfin, derrière des trucs et ça sautait sur les gens, quoi.
— Pour se cacher, ça, il sait faire. Je suis moins sûr qu’il aime sauter sur les gens », dit Lupin.
Vindelle réfléchit. Un croque-mitaine agoraphobe, ça complétait le lot.
« Tiens donc, fit-il distraitement.
— On continue d’aller au club uniquement pour faire plaisir à Raymond, reprit Lupin. D’après Dorine, ça lui briserait le cœur si on arrêtait. Vous savez ce que c’est, le pire ?
— Dites toujours.
— Des fois, il apporte une guitare et nous fait chanter des chansons comme Sous les ponts d’Ankh-Morpork et l’International e[12]. L’horreur.
— Sait pas chanter, c’est ça ?
— Chanter ? Ce n’est pas ça le problème. Est-ce que vous avez déjà vu un zombi essayer de jouer de la guitare ? Le plus embêtant, c’est de l’aider à retrouver ses doigts après. » Lupin soupira. « Au fait, sœur Drulle est une goule. Si elle vous propose un pâté à la viande, refusez. »
Vindelle se souvint vaguement d’une vieille dame réservée en robe grise informe. « Oh, mince, fit-il. Vous voulez dire qu’elle les farcit avec de la chair humaine ?
— Quoi ? Oh. Non. Elle ne cuisine pas très bien, c’est tout.
— Oh.
— Et frère Ixolite est sans doute le seul esprit hurleur au monde affligé d’un défaut d’élocution, si bien qu’au lieu de grimper sur les toits et de hurler quand les gens vont mourir – comme font les banshees – il leur écrit un mot qu’il glisse sous la porte… »
Vindelle revit une longue figure triste. « À moi aussi, il en a donné un.
— On essaye de l’encourager, dit Lupin. Il est très gauche. »
Son bras se détendit et plaqua Vindelle contre un mur.
« Taisez-vous !
— Quoi ? »
Les oreilles de Lupin pivotèrent. Ses narines s’évasèrent.
Faisant signe à Vindelle de rester où il était, l’homme-garou suivit à pas de loup la ruelle jusqu’à un carrefour avec une autre ruelle, encore plus petite et plus déplaisante. Il s’arrêta un moment, puis lança une main velue au détour du mur.
Un glapissement suivit. La main de Lupin ramena un type qui se débattait. Les muscles imposants du jeune homme-garou jouèrent sous sa chemise déchirée lorsqu’il leva sa prise au niveau de ses crocs.
« Tu attendais pour nous sauter sur le poil, hein ? fit-il.
— Qui ? Moi… ?
— Je t’ai senti, dit Lupin d’un ton égal.
— J’ai jamais… »
Lupin soupira. « Les loups ne font pas ce genre de choses, tu sais », dit-il.
L’homme pendouillait dans le vide.
« Ho, vraiment ? fit-il.
— On se bat face à face, croc contre croc, griffe contre griffe, dit Lupin. On ne voit jamais de loup se cacher derrière des rochers pour agresser un blaireau de passage.
12
Une chanson qui, en diverses langues, est commune à tous les mondes connus du multivers. Ce sont toujours les mêmes gens qui la chantent, c’est-à-dire ceux auxquels, plus tard, la génération suivante la chantera.