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« Mais pourquoi ? demanda Ridculle.

— C’est tellement pratique pour y mettre des affaires, non ? fit l’homme. Faut que j’rattrape mes pêches. Ça s’abîme d’un rien, vous savez.

— Et ils vont tous dans la même direction, dit l’assistant des runes modernes. Vous n’avez pas remarqué ?

— Tous dessus ! » s’écria le doyen.

Les autres mages, trop abasourdis pour discuter, lui emboîtèrent lourdement le pas.

« Non… » commença Ridculle avant de comprendre que c’était sans espoir. En outre, il perdait l’initiative. Il formula avec soin le cri de guerre le plus convenable de toute l’histoire de l’expurgation.

« Mort à ces péripatéticiennes de lisier ! » hurla-t-il, et il courut à la suite du doyen.

Pierre Porte travailla tout au long de l’après-midi interminable et lourd, en tête d’un sillon de lieurs et d’empileurs.

Jusqu’à ce qu’un cri s’élève et que les hommes se précipitent vers la haie.

Le grand champ de lago Pisburet s’étendait juste de l’autre côté. Ses ouvriers agricoles poussaient la moissonneuse battante par l’entrée.

Pierre rejoignit ses compagnons appuyés sur la haie. On reconnaissait au loin la silhouette de Bottereau qui donnait des instructions. On fit reculer un cheval effrayé dans les brancards. Le forgeron grimpa sur le petit siège métallique au milieu de la machine et saisit les rênes.

Le cheval avança. Les bras mobiles se déplièrent. La toile se mit à tourner, et sans doute aussi la vis feuilletante, mais ce fut sans importance car quelque chose fit clonk quelque part et tout s’arrêta.

Des cris fusèrent du groupe appuyé contre la haie : « Va t’asseoir sur le bouchon ! » « S’il existait pas, faudrait l’inventer ! » « Mets deux thunes dans l’bastringue ! » et autres bons mots consacrés par l’usage.

Bottereau descendit, tint une conversation à voix basse avec Pisburet et ses ouvriers, puis disparut un moment dans la machine.

« Ça volera jamais !

— Le veau sera pas cher demain ! »

Cette fois, la moissonneuse battante avança d’un ou deux mètres avant que la toile sans fin se déchire et se replie.

Du coup, certains des vieillards au bord de la haie se tordirent de rire.

« Six sous le chargement de ferraille !

— Va chercher l’autre, celle-là est foutue ! »

Bottereau descendit encore. Des sifflets distants lui vinrent aux oreilles tandis qu’il détachait la toile pour la remplacer par une neuve ; il les ignora.

Sans quitter du regard la scène dans le champ d’en face, Pierre Porte sortit une pierre à aiguiser de sa poche et entreprit d’affûter sa faux, lentement, posément.

En dehors des chocs métalliques des outils du forgeron au loin, le chip-chip de la pierre sur le métal était le seul bruit dans l’atmosphère lourde.

Bottereau regrimpa sur la moissonneuse et hocha la tête à l’intention de l’homme qui conduisait le cheval.

« Et c’est reparti, mon kiki !

— Encore un p’tit tour ?

— Passe la main… »

Les cris moururent.

Six paires d’yeux suivirent la moissonneuse battante qui montait le champ, observèrent la manœuvre du demi-tour à la capvirade, la regardèrent revenir.

Elle passa en cliquetant, dans un mouvement oscillatoire et de va-et-vient.

Au bas du champ, elle opéra un demi-tour impeccable.

Elle repassa en ronronnant.

Au bout d’un moment, un des spectateurs lâcha d’un air sombre :

« Ça prendra jamais, c’est moi qui vous l’dis.

— Dame oui. Ça intéressera qui, un machin pareil ? fit un autre.

— Sûr, et c’est qu’une grosse pendule, si on veut aller par là. Fait rien d’plus que monter et descendre un champ…

— … très vite…

— … en coupant le blé le temps de l’dire et en récupérant les grains…

— L’a déjà fait trois rangs.

— Ça, c’est trop fort !

— On voit à peine les pièces bouger ! Qu’est-ce que t’en penses, Pierre ? Pierre ? »

Ils regardèrent autour d’eux.

Il était arrivé au milieu de son second rang et il accélérait.

Mademoiselle Trottemenu entrebâilla la porte d’un poil.

« Oui ? fit-elle avec méfiance.

— C’est Pierre Porte, mam’zelle Trottemenu. On l’ramène. »

Elle ouvrit davantage le battant.

« Qu’est-ce qui lui est arrivé ? »

Les deux hommes entrèrent maladroitement dans un frottement de semelles en essayant de soutenir une silhouette de trente bons centimètres plus grande qu’eux. La silhouette redressa la tête et loucha d’un air hébété vers la demoiselle.

« J’sais pas ce qui lui prend, fit Duc Fondelet.

— Une sacrée bête de travail, dit Guillaume Fausset. Avec lui, dame, vous en avez pour votre argent, mam’zelle Trottemenu.

— Ça sera bien la première fois dans l’pays, répliqua-t-elle aigrement.

— D’un bout à l’autre du champ, un vrai malade, l’essayait d’aller plus vite que l’bidule d’Edouard Bottereau. On était quatre à lier, fallait ça. Et il a failli gagner.

— Posez-le sur le canapé.

— On y a pourtant dit qu’il en faisait trop par un soleil pareil… » Duc tendit le cou pour inspecter la cuisine, des fois que des joyaux et des trésors déborderaient des tiroirs du buffet.

Mademoiselle Trottemenu s’interposa.

« J’en suis sûre. Merci. Maintenant, j’pense que vous avez envie de vous en retourner chez vous.

— Si y a quèque chose qu’on peut faire…

— Je sais où vous habitez. Même que ça fait cinq ans que vous avez pas payé d’loyer. Au revoir, monsieur Fausset. »

Elle les poussa jusqu’à la porte qu’elle leur claqua au nez. Puis elle se retourna.

« Qu’est-ce que vous m’avez fichu, monsieur soi-disant Pierre Porte ?

— JE SUIS FATIGUÉ ET ÇA NE S’ARRANGE PAS. »

Pierre Porte se prit le crâne dans les mains.

« EN PLUS, FAUSSET M’A DONNÉ UNE BOISSON FERMENTÉE RIGOLOTE À BASE DE JUS DE POMME À CAUSE DE LA CHALEUR, ET MAINTENANT JE ME SENS MALADE.

— Ça m’surprend pas. Il distille ça dans les bois. Les pommes, c’est pas la moitié de ce qu’il y a dedans.

— JE NE ME SUIS ENCORE JAMAIS SENTI MALADE. NI FATIGUÉ.

— Ça fait partie de la vie.

— COMMENT LES HUMAINS ENDURENT-ILS ÇA ?

— Ben, le jus d’pomme fermenté, des fois ça aide. »

Pierre Porte, assis sur le canapé, fixait le carrelage d’un air sombre. « MAIS ON A FINI LE CHAMP, dit-il avec un léger accent de triomphe. TOUT EMMEULÉ EN TAS, OU PEUT-ÊTRE L’INVERSE. »

Il se reprit à nouveau le crâne dans les mains.

« AARGH. »

Mademoiselle Trottemenu disparut dans l’arrière-cuisine. On entendit grincer une pompe. Elle revint avec un linge humide et un verre d’eau.

« IL Y A UN TRITON DEDANS !

— Ça prouve qu’elle est fraîche[14] », répliqua mademoiselle Trottemenu qui repêcha l’amphibien avant de le relâcher sur le carrelage où il détala dans une fissure.

Pierre Porte voulut se mettre debout.

« MAINTENANT JE CROIS SAVOIR POURQUOI CERTAINES PERSONNES ONT ENVIE DE MOURIR, fit-il. J’AVAIS ENTENDU PARLER DE LA TRISTESSE ET DE LA SOUFFRANCE MAIS JE N’AVAIS PAS VRAIMENT COMPRIS JUSQU’ICI CE QUE ÇA VOULAIT DIRE. »

Mademoiselle Trottemenu jeta un coup d’œil par la fenêtre poussiéreuse. Les nuages qui s’étaient amoncelés tout l’après-midi planaient au-dessus des collines, gris, teintés d’un soupçon de jaune menaçant. La chaleur oppressait comme un étau.

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14

Pendant des siècles on a cru que des tritons dans un puits signalaient une eau fraîche et potable, et durant tout ce temps on ne s’est jamais demandé s’il arrivait aux tritons de sortir pour aller aux toilettes.