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Il connaissait un peu le Major et n’osait pas protester.

— Allez, dit le Major, pas de salade !

Folubert regarda Jennifer. Par bonheur, elle tournait la tête d’un autre côté et discutait avec animation. Par malheur, il est vrai, trois garçons l’entouraient et deux autres étaient à ses pieds, tandis qu’un sixième la contemplait du haut d’une armoire.

Léobille s’était relevé discrètement et s’apprêtait à filer sans bruit pour alerter les forces gardiennes de l’ordre, mais il réfléchit que, si les forces en question se donnaient la peine de regarder dans les chambres, il risquait lui, Léobille, de passer la nuit au poste.

En outre, il connaissait le Major et pensait bien que ce dernier ne le laisserait pas partir.

En effet, le Major surveillait Léobille et lui lança un coup d’œil qui l’immobilisa.

Puis, tenant toujours Folubert par le col, il tira son pistolet et, sans viser, fit sauter le goulot d’une bouteille. Tous les invités se retournèrent stupéfaits.

— Barrez-vous, dit le Major. Barrez-vous, les mecs ; les gonzesses, elles peuvent rester.

Il tendit un verre à Folubert.

— Buvons !

Les garçons quittèrent les filles et commencèrent à s’en aller. On ne résistait pas au Major.

Il regarda la figure du Major et but précipitamment.

— Je ne veux pas boire, dit Folubert.

– À ta santé, mec, dit le Major.

Les yeux de Folubert tombèrent soudain sur le visage de Jennifer. Elle était avec les autres filles, dans un coin, et le considérait avec mépris. Folubert sentit ses jambes se dérober sous lui.

Le Major vida son verre d’un trait.

Presque tous les garçons avaient maintenant quitté la pièce. Le dernier (il s’appelait Jean Berdindin, et c’était un brave) saisit un lourd cendrier et visa le Major à la tête. Le Major attrapa l’engin au vol et, en deux bonds, fut sur Berdindin.

— Toi… amène-toi, dit-il.

Il le traîna au centre de la salle.

— Tu vas prendre une des filles, celle que tu voudras, tu vas la déshabiller (les filles rougirent d’horreur).

— Je refuse, dit Berdindin.

— Mec, fais gaffe, dit le Major.

— Tout, mais pas ça, dit Berdindin.

Folubert, épouvanté, se versa machinalement un second verre et le but d’un trait.

Le Major ne dit rien. Il s’approcha de Berdindin et lui saisit un bras. Puis, il le tourna très vite, et Berdindin vola en l’air. Le Major, profitant de cette position, lui déroba son pantalon pendant qu’il retombait.

— Allez, mec, dit-il, prépare-toi.

Il regarda les filles.

— Il y a une volontaire ? dit-il en ricanant.

— Assez, dit Berdindin qui titubait, étourdi, et tenta de s’accrocher au Major. Mal lui en prit. Le Major le souleva et le projeta sur le sol. Berdindin fit « vlouf ! » et resta là à se frotter les côtes.

— La rouquine, dit le Major. Amène-toi.

— Laissez-moi tranquille, dit Jennifer très pâle.

Folubert vidait son quatrième verre et la voix de Jennifer lui fit l’effet de la foudre. Il pivota lentement sur ses talons et la regarda.

Le Major s’approchait d’elle, et d’un geste sec, arracha l’épaulette de sa robe glauque. (La vérité m’oblige à dire que les spectacles ainsi découverts étaient plaisants.)

— Laissez-moi, dit Jennifer, une seconde fois.

Folubert se passa la main sur les yeux.

— C’est un rêve ! murmura-t-il d’une voix pâteuse.

— Amène-toi, lui dit le Major. Tu vas la tenir pendant que le mec va opérer.

— Non ! hurla Berdindin. Je ne veux pas !… Tout, mais pas ça… Pas une femme !

— Bon, dit le Major, je suis bon Major.

Il revint à Folubert sans lâcher Jennifer.

— Déshabille-toi, dit-il, et occupe-toi du mec. Je m’occupe d’elle.

— Je refuse, dit Folubert. Et tu peux aller te faire voir chez Alfred. Tu nous les casses.

Le Major lâcha Jennifer. Il avala une longue lampée d’air et sa poitrine se dilata d’au moins un mètre vingt-cinq. Jennifer regardait Folubert avec surprise, ne sachant si elle devait remonter le devant de sa robe ou s’il était plus sage de laisser Folubert prendre des forces en contemplant ce spectacle. Elle se décida pour la seconde solution.

Folubert regarda Jennifer et hennit. Il piétina rapidement sur place et chargea le Major. Ce dernier, atteint au plexus solaire, au moment où il finissait de dilater son thorax, se plia en deux avec un bruit horrible. Il se redressa presque aussitôt, et Folubert en profita pour lui faire un coup de judo absolument classique, celui qui consiste à rabattre les oreilles sur les yeux du patient pendant qu’on lui souffle dans les trous de nez.

Le Major devint bleu clair et suffoqua. À ce moment, Folubert, dont l’amour et l’apéritif décuplaient les forces, introduisit sa tête entre les jambes du Major, le souleva et le précipita dans la rue, à travers les vitres du salon, par-dessus la table abondamment garnie.

Dans le salon, redevenu calme, de Léobille, il y eut un grand silence et Jennifer, sans remonter sa robe, tomba dans les bras de Folubert, qui s’écroula, car elle pesait dans les soixante kilos. Par bonheur, le fauteuil de cuir d’outre était derrière lui.

Quant au Major, son corps ondula rapidement dans l’air et, grâce à quelques rotations judicieuses, il parvint à se remettre d’aplomb ; mais il eut la malchance de tomber dans un taxi rouge et noir, à toit ouvrant qui l’emporta au loin avant qu’il ait le temps de s’en rendre compte.

Quand il s’en rendit compte, il fit sortir le chauffeur en le menaçant avec la dernière méchanceté et dirigea le taxi vers sa demeure, villa Cœur-de-Lion.

Et puis, sur la route, comme il ne voulait pas se tenir pour battu, il assassina, par écrasement, un vieux marchand de quatre-saisons, dont trois à la sauvette, heureusement.

Et, pendant tout le reste de la soirée, Folubert et Jennifer s’employèrent à recoudre la robe de cette dernière. Elle l’avait enlevée pour que ce soit plus commode, et Léobille, reconnaissant, leur prêta, pour l’occasion, sa propre chambre et le fer à repasser électrique en cloisonné chinois, qu’il tenait de sa mère, laquelle le tenait de sa grand-mère, et que, dans sa famille, on se repassait de génération en génération depuis la première Croisade.

LE VOYEUR[14]

I

Cette année-là, il semblait que les visiteurs eussent déserté Vallyeuse pour des stations plus fréquentées. La neige du petit chemin qui constitue l’unique voie d’accès du village restait vierge et les volets de l’« hôtel », si l’on peut décorer de ce nom le minuscule chalet de bois rouge dominant le Saut de l’Elfe, semblaient collés aux fenêtres.

En hiver, Vallyeuse était plongé dans un sommeil léthargique. Jamais on n’avait pu faire de cet endroit isolé une station à la mode : elle ne prenait pas. Quelques panneaux publicitaires, vestiges de ces tentatives de splendeur, souillèrent pendant un temps le paysage brutal et magnifique du Cirque des Trois-Sœurs ; mais l’attaque sournoise et inlassable des vents rudes et de la pluie qui délite, à la longue, les roches les plus compactes, en firent à nouveau des planches qui se couvrirent de mousse et s’intégrèrent au décor sauvage de la vallée. L’altitude du lieu devait décourager les plus endurcis ; aux autres, il n’offrait pas le confort facile des remonte-pente, des téléfériques et des palaces calculés pour l’exploitation raisonnée des portefeuilles. Le hameau de Vallyeuse lui-même égaillait ses quatre ou cinq maisons à six kilomètres du chalet, dans un recoin abrité de la montagne, si bien que les voyageurs qui s’arrêtaient à l’hôtel pouvaient se croire perdu aux confins du monde, sur une terre étrangère, et se montraient surpris, en entrant, de constater que l’hôtelier parlait, après tout, la même langue qu’eux. Parlait… si l’on peut dire… car cet homme taciturne, au visage tanné par les longues courses dans la neige, ne prononçait pas trois paroles dans la journée. Son accueil était d’ailleurs si réservé, son peu d’enthousiasme si perceptible à qui tentait de s’établir chez lui, que la solitude et le calme de l’endroit s’expliquaient aisément : seuls les vrais fanatiques pouvaient s’accommoder d’une réception aussi fraîche. Il est vrai que les pentes vertigineuses, récompense réservée aux persévérants et qu’on eût dit calculées tout exprès pour la vitesse, justifiaient cette persévérance et comblaient de leur neige parfaite les audacieux qui s’aventuraient aussi loin des lieux à la mode.

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Publié en 1951. (Note ELG.)