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Tout en hochant lentement la tête, Hardman retira les écouteurs et les tendit à Bodkin.

— C’est du temps perdu, Docteur : ces disques n’ont aucun sens… On peut les interpréter comme on veut !

Il cala péniblement ses membres engourdis dans l’étroite couchette. Malgré la chaleur, il ne transpirait pas beaucoup, ni du visage, ni de sa poitrine nue. Il regardait d’un air furieux le rougeoiement du fil disparaître dans le radiateur électrique.

Bodkin se leva et posa le tourne-disque sur sa chaise, enroulant les fils des écouteurs autour de la boîte.

— Là est peut-être toute la question, lieutenant : c’est une sorte de Rorschach[4] oral. Je pense que le dernier disque était plus évocateur que les autres, vous ne trouvez pas ?

Hardman haussa les épaules, affichant ostensiblement son indifférence ; il ne voulait manifestement pas coopérer avec Bodkin, lui faire la moindre concession. Pourtant Kerans crut comprendre qu’il n’était pas mécontent de participer à cette expérience, mais pour l’utiliser à ses propres fins.

— Peut-être, répondit Hardman à contrecœur, mais j’ai bien peur qu’il n’ait suscité aucune image précise.

Bodkin sourit. D’une part, il était conscient de la résistance de Hardman ; de l’autre, il était résolu à ne pas lui céder le pas pour le moment.

— Ne vous excusez pas, lieutenant ; mais croyez-moi : c’était, de toutes nos séances, la plus valable, la plus poussée… Approchez Robert, dit-il en se tournant vers Kerans. Je suis désolé qu’il fasse si chaud… Nous avons fait, le lieutenant Hardman et moi-même, une petite expérience. Je vous en parlerai en rentrant à la station. À présent… (il désigna, posé sur la table de chevet, un dispositif formé de deux réveils attachés dos à dos, dont les aiguilles se prolongeaient par deux filaments métalliques grossiers qui s’entremêlaient. On aurait dit deux araignées dans un combat corps à corps)… Faites marcher ce truc-là aussi longtemps que vous le pourrez. Ce ne doit pas être trop difficile : tout ce que vous devez faire, c’est remonter les deux réveils toutes les vingt-quatre heures. Ils vous réveilleront toutes les dix minutes, juste le temps de repos nécessaire pour passer des profondeurs de la préconscience à un profond sommeil. Si ça marche, vous n’aurez plus de rêves.

Hardman sourit, l’air dubitatif. Il jeta un bref coup d’œil à Kerans.

— Je crois que vous êtes d’un optimisme excessif, Docteur. Peut-être voulez-vous dire que je n’en aurai plus conscience. (Il prit un classeur vert garni d’onglets, son journal botanique, et se mit à en tourner machinalement les pages.) Parfois, il me semble que je rêve continuellement, à chaque instant du jour… Nous en sommes sans doute tous là…

Sa voix était calme, posée, bien que les sillons creusés par la fatigue autour de ses yeux, de sa bouche et sa longue mâchoire le fissent plus que jamais ressembler à une lanterne. Kerans sentait que le mal, d’où qu’il vînt, n’avait fait qu’effleurer le noyau central de sa personnalité. La suffisance inébranlable de Hardman semblait toujours la plus forte, en supposant que quelque chose de plus fort existât, et il la dressait devant lui comme un joueur d’escrime dresse son fleuret pour montrer sa puissance.

Bodkin s’épongea le visage avec un mouchoir de soie jaune, tout en regardant pensivement Hardman. Sa veste de toile crasseuse et son accoutrement hétéroclite formaient sur sa peau bouffie au teint de quinineux un ensemble qui lui donnait l’air, à tort, d’un minable charlatan. Cette apparence cachait une intelligence aiguë, sans cesse en éveil.

— Vous avez peut-être raison, lieutenant. En fait, certains affirment que cette sensation n’est rien d’autre qu’une forme spéciale de coma cytoplasmique, et que les capacités du système nerveux central sont aussi développées et étendues pendant le rêve qu’elles le sont pendant ce que nous appelons l’état éveillé. Mais nous devons aborder ce problème de façon empirique et essayer tous les remèdes possibles. N’ai-je pas raison, Kerans ?

Celui-ci approuva d’un signe de tête. La température de la cabine avait commencé à baisser et il pouvait respirer plus facilement.

— Un changement de climat arrangera aussi probablement les choses…

Un bruit métallique lourd de bossoirs heurtés contre la coque d’un chaland qu’on était en train de haler résonna au-dehors.

— L’atmosphère dans ces lagunes est rudement énervante. Dans trois jours, nous serons partis et je pense que nous irons tous beaucoup mieux.

Il supposait Hardman au courant de leur départ imminent, mais le lieutenant leva sur lui un regard pénétrant au-dessus du cahier de notes qu’il avait baissé. Bodkin se racla bruyamment la gorge et se lança brusquement dans un monologue sur les dangers des courants d’air provoqués par les ventilateurs. Kerans et Hardman se regardèrent fixement pendant quelques secondes, puis le lieutenant hocha soudain la tête, comme pour lui-même, et reprit sa lecture, après avoir soigneusement noté l’heure indiquée par les réveille-matin.

Furieux contre lui-même, Kerans alla vers la fenêtre, tournant le dos aux autres. Il se rendait compte qu’il avait dit cela intentionnellement à Hardman, en espérant sans le vouloir recueillir une réponse précise, tout en sachant très bien pourquoi Bodkin lui avait caché la nouvelle. Il venait, sans aucun doute, d’attirer l’attention de celui-ci en lui disant que, quel que soit le travail à faire, quels que soient les desseins intimes à concentrer sur un but communautaire, tout cela finirait dans trois jours.

Kerans jeta un regard irrité sur le système de réveille-matin. Il réalisa que son assurance faiblissait et qu’il n’obéissait plus à des mobiles personnels. Tout d’abord, ce larcin absurde de la boussole, puis cet acte gratuit de sabotage. Quelles qu’eussent été ses erreurs passées, il avait toujours considéré qu’il les rachetait par sa qualité dominante : une pleine conscience, objective, de ses mobiles. S’il avait parfois tendance à exagérer les inconvénients, ce n’était pas par manque de décision, mais parce qu’il répugnait à faire quelque chose sans pouvoir en connaître les raisons exactes. Son aventure avec Béatrice Dahl, déséquilibrée par tant de conflits personnels, se poursuivait de jour en jour sur une corde raide, au prix de mille restrictions, de mille précautions.

Il essaya finalement de se ressaisir.

— N’oubliez pas le réveille-matin, lieutenant ! lança-t-il à Hardman. Si j’étais à votre place, je le remonterais de façon qu’il n’arrête plus de sonner !

Ils quittèrent l’infirmerie et redescendirent vers la jetée, puis embarquèrent dans le catamaran de Kerans. Celui-ci, trop fatigué pour faire marcher le moteur, laissa le bateau glisser le long de la haussière tendue au-dessus de leurs têtes entre la base et la station d’essais. Bodkin s’assit à l’avant, serrant le tourne-disque entre ses genoux comme s’il s’agissait d’un porte-documents ; il clignotait des yeux dans la lumière du soleil qui faisait scintiller la nappe d’eau verte et paresseuse. Son visage grassouillet, surmonté d’une broussaille grise et ébouriffée, semblait préoccupé et triste ; il scrutait du regard les immeubles à demi engloutis qui les entouraient avec l’air ennuyé d’un approvisionneur de bateaux qui fait le tour d’un port pour la millième fois. Comme ils approchaient de la station d’essais, l’hélicoptère passa en ronflant au-dessus d’eux et se posa. Le choc fit vaciller la base et la haussière plongea dans l’eau, puis se tendit à nouveau, leur déversant brusquement une averse sur les épaules. Bodkin jura à mi-voix, mais, quelques secondes après, ils étaient à nouveau parfaitement secs.

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4

Test de Rorschach : test visuel qui consiste à interpréter les images qu’évoquent certaines taches d’encre sur papier blanc.