Выбрать главу

À ces derniers mots, la bouche de la jeune femme trembla légèrement. Kerans comprit alors le ton calme et ambigu qu’avait employé Riggs lorsqu’il l’avait questionné sur son sommeil : il ne voulait absolument pas parler de la nature de ses relations avec Béatrice.

— Il ne sera pas facile non plus de résister aux nécrophores[2], des lagunes méditerranéennes, qui remontent vers le nord, poursuivait Riggs.

Béatrice rejeta sa longue chevelure noire sur une de ses épaules.

— Je garderai ma porte fermée à clef, Colonel.

— Pour l’amour de Dieu, Béatrice, coupa Kerans irrité, qu’est-ce que tu cherches ? Ce genre de besoin autodestructeur peut, à la rigueur, être drôle sur le moment, mais il ne le sera plus quand nous serons partis ! Le colonel veut seulement t’aider ; en réalité, il se fiche pas mal que tu restes ou non !

Riggs eut un rire bref.

— Eh bien, ce n’est pas tout à fait le cas… Toutefois, Miss Dahl, si vous vous souciez tellement de ce que je pense, dites-vous bien que je n’agis que parce que j’ai un sens du devoir particulièrement développé.

— Très intéressant, Colonel ! ironisa Béatrice. J’ai toujours pensé que notre devoir était de rester ici le plus longtemps possible et de faire tous les sacrifices nécessaires à ce but. C’est en tout cas (un éclair de malice qui lui était personnel traversa son regard) ce qu’a dit mon grand-père quand le gouvernement a confisqué la plupart de ses biens… (Elle remarqua que Riggs regardait fixement le bar, par-dessus son épaule.) Qu’y a-t-il, Colonel ? Vous voulez votre punkahwallah ? Dans ce cas, je ne vous donnerai rien à boire. Il me semble, mes enfants, que vous ne montez ici que pour cela…

Riggs se leva.

— Parfait, Miss Dahl, je me rends ! À tout à l’heure, docteur. (Il salua Béatrice d’un sourire.) J’enverrai le canot demain pour prendre vos affaires, Miss Dahl.

Une fois Riggs parti, Kerans prit sa place dans le transat et se mit à contempler l’hélicoptère qui tournait au-dessus de la lagune voisine. De temps en temps, il piquait du nez le long de la rive, et le courant d’air de ses ailes rotatives balayait les frondes agitées des arbres-fougères, faisant fuir sur les toits, les iguanes dans tous les sens. Béatrice alla préparer une boisson au bar et revint s’asseoir dans un transat, à ses pieds.

— J’ose espérer que tu n’allais pas te mettre à me psychanalyser devant cet homme, Robert.

Elle tendit le verre à Kerans et s’appuya sur ses genoux, le menton posé. D’habitude, elle paraissait calme et en bonne santé, mais ce jour-là, elle semblait fatiguée et triste.

— Je suis désolé, s’excusa Kerans. En fait, j’étais peut-être en train de me psychanalyser moi-même. L’ultimatum de Riggs est arrivé comme une bombe ; je ne m’attendais pas à partir si vite…

— Alors, tu vas partir ?

Kerans ne répondit pas tout de suite. Le radiophono automatique passait de la Pastorale de Beethoven à la Septième Symphonie, Toscanini laissait la place à Bruno Walter. Il n’avait cessé depuis le matin de jouer les neuf symphonies les unes à la suite des autres. Kerans se mit à chercher dans le sombre thème de l’ouverture de cette œuvre le changement d’humeur qui puisse cacher son indécision.

— Je crois que j’en ai envie, mais je n’ai pas encore trouvé une raison adéquate. La satisfaction de besoins personnels ? Ce n’en est pas une. Il faut un motif plus valable. Ces lagunes inondées évoquent peut-être pour moi le monde englouti de ma vie intra-utérine… Si c’est le cas, il vaut mieux que je passe mon chemin tout droit !

Riggs a entièrement raison : on a peu de chances de tenir le coup avec les tempêtes de pluie et la malaria. (Il lui passa la main sur le front, comme on le fait avec un enfant pour sentir s’il a de la température.) Qu’a voulu dire Riggs à propos de ton mauvais sommeil ? C’est la deuxième fois qu’il fait allusion à cela ce matin.

Béatrice détourna les yeux un instant.

— Oh, rien… J’ai seulement eu un ou deux cauchemars étranges, ces temps-ci. Beaucoup de gens en ont. Ne t’inquiète pas. Dis, Robert, sérieusement… si je décide de rester ici, le feras-tu aussi ? On pourrait partager cet appartement…

Kerans sourit.

— Tu essaies de me tenter, Béatrice ? Quelle question ! Souviens-toi de ceci : non seulement tu es la plus jolie femme ici, mais tu es la seule. Il n’y a rien de plus indispensable qu’une base pour établir des comparaisons : si Adam n’avait pas eu de sens esthétique, aurait-il réalisé, par hasard qu’Ève était une belle œuvre d’art ?

— C’est ton jour de franchise, aujourd’hui !

Béatrice se leva et alla au bord de la piscine. Elle balaya des deux mains ses cheveux qui retombaient sur son front ; son long corps souple miroitait dans la lumière du soleil.

— Mais, continua-t-elle, est-ce aussi urgent que le clame Riggs ? On a le croiseur…

— C’est une épave : la première tempête sérieuse va le pourfendre comme une vulgaire boîte de sardines !

Il était près de midi, et la chaleur sur la terrasse était devenue insupportable. Ils quittèrent le patio pour rentrer. Les doubles persiennes vénitiennes filtraient de minces rais de soleil dans le vaste salon au plafond bas et l’air réfrigéré était d’une fraîcheur reposante. Béatrice s’allongea sur un sofa en peau d’éléphant bleu pâle, et d’une main, se mit à jouer avec la laine pelucheuse du tapis. L’appartement avait été un des pied-à-terre[3] de son grand-père et elle y vivait depuis la mort de ses parents, survenue peu de temps après sa naissance. Elle avait été élevée sous la surveillance de son grand-père, un solitaire, magnat de la finance. Kerans n’avait jamais pu établir les sources de sa richesse. Lorsqu’il avait posé des questions à Béatrice, peu de temps après que Riggs et lui furent tombés sur cet appartement en nid d’aigle, elle avait répondu succinctement : « On peut dire qu’il était dans les affaires… » Il avait été dans sa jeunesse un grand ponte des arts. Ses goûts s’étaient portés particulièrement sur les œuvres bizarres et d’avant-garde et Kerans s’était souvent demandé jusqu’à quel point sa personnalité et ses instincts étranges ne se retrouvaient pas dans sa petite fille. Au-dessus de la cheminée, il y avait une énorme toile de Delvaux, surréaliste du début du XXe siècle ; des femmes au teint de cendre, nues jusqu’à la ceinture, y dansaient en compagnie de squelettes en smoking, tirés à quatre épingles, dans un paysage fantomatique qui semblait composé d’ossements. Sur un autre mur, une toile de Max Ernst, une de ces scènes de jungle, pleine de fantasmagorie, où tous s’entre-dévorent, qui semblait résonner de hurlements sourds, comme dans les profondeurs du cerveau de quelque dément.

Kerans fixa tranquillement pendant quelques secondes l’anneau jaune pâle du soleil de Ernst briller faiblement à travers la végétation exotique ; la curieuse sensation de se souvenir ou de reconnaître quelque chose lui traversa l’esprit. L’image de ce soleil sorti des âges s’imposait à lui – bien plus que Beethoven – et brûlait dans sa tête, illuminant les ombres éphémères qui se projetaient par intermittence dans les profondeurs les plus secrètes.

вернуться

2

Nécrophores ou insectes coprophages : coléoptères qui enterrent tes cadavres d’animaux avant d’y déposer leurs œufs, et qui se nourrissent d’excréments humains.

вернуться

3

En français dans le texte.