Pendant presque tout le XIXe siècle, les buffles peuplaient la brousse africaine. Ces animaux redoutables comptaient peu d’ennemis naturels et, s’il avait été possible de procéder à leur dénombrement tous les dix ans, on aurait constaté qu’ils s’accroissaient rapidement. Puis, vers la fin du siècle, au comble de la puissance, ils furent brusquement frappés par une épidémie de peste bovine. Le buffle devint alors une curiosité presque introuvable dans son ancien royaume. Depuis cinquante ans, il reconquiert lentement sa suprématie.
Quant à l’homme, il y a peu de chances qu’il puisse échapper au sort de ses frères inférieurs. Si la loi biologique du flux et du reflux existe, son règne est à présent menacé. Depuis dix mille ans, malgré guerres, pestes et famines, il a proliféré. Sa courbe ascendante est de plus en plus rapide. Biologiquement l’homme a joui d’une trop longue période de prospérité.
Ish s’éveilla au milieu de la matinée avec une sensation de bien-être tout à fait inattendue. Alors qu’il avait craint d’être plus mal, il se trouvait beaucoup mieux. Il respirait librement, et sa main était plus fraîche. L’enflure avait disparu. La veille, sans en connaître la cause, il se sentait si mal qu’il n’avait pas eu le temps de penser à la morsure du serpent. Maintenant morsure et maladie n’étaient plus qu’un souvenir, comme si l’une avait servi de remède à l’autre. Ish se sentait en voie de guérison. À midi, il avait recouvré sa lucidité et la presque totalité de ses forces.
Après un léger repas, il décida qu’il était assez bien pour se rendre chez Johnson. Il ne se donna pas la peine de tout emporter. Il prit ses précieux carnets de notes et son appareil photographique. Au dernier moment, presque malgré lui, il ramassa le marteau et le jeta dans l’auto sous la banquette. Il conduisait lentement et se servait aussi peu que possible de sa main droite.
Chez Johnson, le silence régnait. Il s’arrêta devant la pompe à essence. Personne ne vint remplir son réservoir, mais cela n’avait rien d’extraordinaire, car la pompe de Johnson, comme tant d’autres en montagne, n’était pas l’objet d’une surveillance très attentive. Il klaxonna et attendit. Au bout de deux minutes, ne voyant venir personne, il quitta la voiture et monta les marches branlantes qui conduisaient à l’espèce de bazar où les campeurs venaient s’approvisionner en cigarettes et en conserves. Il entra, mais la salle était vide.
Il en éprouva une légère surprise. Ainsi que cela lui arrivait souvent après ses périodes de solitude, il n’était sûr ni de la date ni du jour. Il penchait pour le mercredi. Mais c’était peut-être tout aussi bien mardi ou jeudi. En tout cas, le milieu de la semaine et non un dimanche, il en avait la certitude. Le dimanche, ou même du samedi au lundi, les Johnson fermaient parfois le magasin pour entreprendre une excursion. C’étaient de bons vivants, peu âpres au gain et qui ne laissaient pas le travail prendre sur le plaisir. Cependant ils vivaient de leur commerce pendant la saison de la pêche et n’étaient pas assez riches pour s’absenter longtemps. D’ailleurs s’ils avaient pris des vacances, ils auraient fermé la porte à clé. Cependant, on ne sait jamais avec ces gens des montagnes. L’incident lui fournirait peut-être un paragraphe pour sa thèse. En attendant, son réservoir était presque vide. La pompe n’était pas fermée ; il prit trente litres d’essence et, non sans peine, griffonna un chèque qu’il laissa sur le comptoir avec un billet : « Je n’ai trouvé personne. J’ai pris trente litres. Ish. »
En s’éloignant, il ne put se défendre d’un vague malaise : les Johnson, absents un jour de semaine, la porte ouverte, pas de pêcheurs, une auto qui passait en pleine nuit et, chose plus inquiétante encore, ces hommes qui s’étaient enfuis à la vue d’un malade gisant sur son lit de camp dans une cabane isolée en pleine montagne ! Cependant le temps était radieux et sa main ne lui faisait presque plus mal ; quant à la fièvre étrange de la veille, en admettant qu’elle ne fût pas due à la morsure du serpent, elle était guérie elle aussi. Il se sentait de nouveau dans son état normal.
La route décrivait de paisibles méandres entre des bouquets de pins le long d’un petit cours d’eau impétueux. Quand il arriva à la centrale électrique de Black Creek, son cerveau était clair et lucide.
La centrale électrique avait son aspect habituel. Les puissants générateurs ronflaient, l’eau bouillonnait en torrents blancs d’écume. Une lumière brillait sur la passerelle. Ish pensa : « Je suppose que personne ne se donne la peine de l’éteindre. Ils ont tant d’électricité. Pourquoi l’économiseraient-ils ? »
Il songea à franchir la passerelle pour atteindre le bâtiment, juste pour voir quelqu’un et apaiser les craintes étranges qui commençaient à le tourmenter. Mais de voir et d’entendre toutes ces machines le rassurait ; après tout, la centrale fonctionnait normalement ; certes, personne n’était visible, mais cela n’avait rien d’extraordinaire. Le mécanisme était si bien réglé qu’il suffisait de quelques employés qui passaient presque tout leur temps à l’intérieur.
Il s’éloignait quand un gros chien de berger surgit de derrière un bâtiment. Séparé d’Ish par le cours d’eau, il aboyait avec fureur et courait de tous les côtés, très surexcité.
« Quel drôle de chien, pensa le jeune homme. Qu’est-ce qui lui prend ? Imagine-t-il que je vais emporter le matériel ? Les gens ont vraiment tendance à surestimer l’intelligence des chiens. »
Il prit un virage et les aboiements se perdirent bientôt dans le lointain. Mais la colère du chien était un autre symptôme de vie normale. Ish se mit à siffler avec satisfaction. Encore quinze kilomètres et il atteindrait la localité la plus proche, un petit bourg nommé Hutsonville.
Prenez le rat du capitaine Maclear, par exemple. Cet intéressant rongeur habitait Christmas Island, petit nid de verdure tropicale à quelque trois cents kilomètres au sud de Java. En 1887, pour la première fois, les naturalistes ont donné sa description : « Son crâne, ont-ils remarqué, est particulièrement développé ; les arcades sus-orbitales sont très épaisses et l’arête antérieure de la plaque zygomatique se projette en avant. »
Un de ces naturalistes ajoutait que les rats qui peuplaient l’île « par myriades » se nourrissaient de fruits et de jeunes pousses. L’île était leur univers, leur paradis terrestre. « Ils se reproduisaient, disait le savant, à toutes les époques de l’année. » Pourtant, dans cette végétation tropicale luxuriante, leur nombre ne les obligeait pas à se faire la guerre entre eux. Chaque représentant de l’espèce était bien nourri et même trop gras.
En 1903, une maladie nouvelle les attaqua. Trop nombreux et rendus plus vulnérables par le bien-être, les rats ne résistèrent pas à la contagion ; bientôt ils mouraient par milliers. Malgré leur multitude, malgré l’abondance de la nourriture, malgré leur facilité à se reproduire, l’espèce s’est éteinte.
Ish atteignit le sommet de la colline ; Hutsonville s’étalait à ses pieds à quinze cents mètres. Il s’engageait sur la pente lorsque, du coin de l’œil, il aperçut un spectacle qui fit courir un frisson glacé dans ses veines. D’un geste instinctif, il freina violemment, puis repartit en marche arrière, car il n’en pouvait croire ses yeux. Au bord de la route, exposé à tous les regards, gisait le corps d’un homme en costume de ville ; des fourmis couraient sur son visage. Le cadavre était sans doute là depuis un jour ou deux. Pourquoi est-ce que personne ne l’avait remarqué ? Ish ne s’attarda pas à l’examiner ; le plus pressé était d’avertir le commissaire d’Hutsonville. Il se hâta de remonter en voiture.