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Geoffroy de Charnay prit dans une vieille bourse de cuir pendue à sa ceinture les deux deniers qui lui restaient et les jeta sur le sol, un pour ses fers, un pour ceux du grand-maître.

— Mon frère ! dit Jacques de Molay avec un geste de refus.

— Pour le service qu’il me ferait, à présent…, répondit Charnay. Acceptez, mon frère ; je n’y ai même pas de mérite.

— Si l’on nous déferge, c’est peut-être bon signe, dit le visiteur général. Peut-être le pape a-t-il décidé notre grâce.

Les dents qui lui restaient, inégalement brisées, rendaient sa parole chuintante, et il avait les mains gonflées et tremblantes.

Le grand-maître haussa les épaules et montra les cent archers alignés.

— Préparons-nous à mourir, mon frère, répondit-il.

— Voyez, voyez ce qu’ils m’ont fait, gémit le commandeur d’Aquitaine en relevant sa manche.

— Nous avons tous été tourmentés, dit le grand-maître.

Il détourna les yeux, comme chaque fois qu’on lui rappelait les tortures. Il avait cédé, il avait signé de faux aveux et ne se le pardonnait pas.

Il parcourut du regard l’immense enceinte qui avait été le siège et le symbole de la puissance du Temple.

« Pour la dernière fois…», pensa-t-il.

Pour la dernière fois, il contemplait cet ensemble formidable, avec son donjon, son église, ses palais, ses maisons, ses cours et ses vergers, véritable ville forte en plein Paris.[5]

C’était là que les Templiers depuis deux siècles avaient vécu, prié, dormi, jugé, compté, décidé de leurs expéditions lointaines ; c’était là que le Trésor du royaume de France, confié à leur garde et à leur gérance, avait été longtemps déposé ; et là aussi, après les désastreuses expéditions de Saint Louis, après la perte de la Palestine et de Chypre, qu’ils étaient rentrés, traînant à leur suite leurs écuyers, leurs mulets chargés d’or, leur cavalerie de chevaux arabes, leurs esclaves noirs…

Jacques de Molay revoyait ce retour de vaincus qui conservait encore une allure d’épopée.

« Nous étions devenus inutiles, et nous ne le savions pas, pensait le grand-maître. Nous parlions toujours de nouvelles croisades et de reconquêtes… Nous avions peut-être gardé trop de morgue et de privilèges, sans plus les justifier. »

De milice permanente de la Chrétienté, ils étaient devenus les banquiers tout-puissants de l’Église et des rois. À entretenir beaucoup de débiteurs, on se crée beaucoup d’ennemis.

Ah ! certes, la manœuvre royale avait été bien conduite ! On pouvait dater l’origine du drame, en vérité, du jour où Philippe le Bel avait demandé à faire partie de l’Ordre dans l’intention évidente d’en devenir le grand-maître. Le chapitre avait répondu par un refus distant et sans appel.

« Ai-je eu tort ? se demandait Jacques de Molay pour la centième fois. N’ai-je pas été trop jaloux de mon autorité ? Mais non ; je ne pouvais agir autrement. Notre règle était formelle et nous interdisait d’admettre aucun prince souverain dans nos commanderies. »

Le roi Philippe n’avait jamais oublié cet échec. Il avait commencé par ruser, continuant d’accabler Jacques de Molay de faveurs et d’amitiés. Le grand-maître n’était-il pas le parrain d’un de ses enfants ? Le grand-maître n’était-il pas le soutien du royaume ?

Mais bientôt une ordonnance transférait le Trésor royal de la tour du Temple à la tour du Louvre. En même temps une sourde, une venimeuse campagne de dénigrement était montée contre les Templiers. On disait et faisait dire, dans les lieux publics et les marchés, qu’ils spéculaient sur les grains, qu’ils étaient responsables des famines, qu’ils songeaient davantage à grossir leurs biens qu’à reprendre aux païens le Tombeau du Christ. Comme ils avaient le rude langage des militaires, on les accusait d’être blasphémateurs. On avait fait locution d’usage du terme « jurer comme un Templier. » De blasphémateur à hérétique, la distance est brève. On affirmait qu’ils avaient des mœurs hors nature et que leurs esclaves noirs étaient des sorciers…

« Bien sûr, tous nos frères ne se conduisaient pas en saints et, à beaucoup, l’inaction ne valait guère. »

On disait surtout qu’au cours des cérémonies de réception, on obligeait les néophytes à renier le Christ, à cracher sur la Croix, et qu’on les soumettait à des pratiques obscènes.

Sous le prétexte de mettre fin à ces rumeurs, Philippe avait offert au grand-maître, pour l’honneur de l’Ordre, d’ouvrir une enquête.

« Et j’ai accepté…, pensait Molay. J’ai été abominablement abusé, j’ai été trompé. »

Car, un jour d’octobre 1307… Ah ! Comme Molay se souvenait de ce jour-là… « C’était un vendredi 13… La veille encore il m’embrassait et m’appelait son frère, en me donnant la première place aux obsèques de sa belle-sœur l’impératrice de Constantinople…»

Donc, le vendredi 13 octobre 1307, le roi Philippe, par un gigantesque coup de filet policier préparé de longue main, faisait arrêter à l’aube tous les Templiers de France, au nom de l’Inquisition, sous l’inculpation d’hérésie. Et le garde des Sceaux Nogaret venait lui-même se saisir de Jacques de Molay et des cent quarante chevaliers de la maison mère…

Un ordre fut lancé qui fit sursauter le grand-maître. Les archers serraient les rangs. Messire Alain de Pareilles avait coiffé son casque ; un soldat tenait son cheval et lui présentait l’étrier.

— Allons, dit le grand-maître.

Les prisonniers furent poussés vers le chariot. Molay y monta le premier. Le commandeur d’Aquitaine, l’homme qui avait repoussé les Turcs à Saint-Jean-d’Acre, semblait frappé d’hébétude. Il fallut le hisser. Le visiteur général remuait les lèvres, sans arrêt. Lorsque Geoffroy de Charnay grimpa à son tour dans la voiture, un chien invisible se mit à hurler, quelque part du côté des écuries.

Puis, tiré par quatre chevaux de file, le lourd chariot s’ébranla. Le grand portail s’ouvrit et une immense clameur s’éleva. Plusieurs centaines de personnes, tous les habitants du quartier du Temple et des quartiers voisins, s’écrasaient contre les murs. Les archers de tête durent s’ouvrir chemin à coups de manches de pique.

— Place aux gens du roi ! criaient les archers.

Droit sur son cheval, l’air impassible et toujours ennuyé, Alain de Pareilles dominait le tumulte.

Mais quand les Templiers parurent, la clameur tomba d’un coup. Devant ces quatre vieux hommes décharnés, que le cahot des roues pleines jetait les uns contre les autres, les Parisiens eurent un moment de stupeur muette, de compassion spontanée.

Puis il y eut des cris : « À mort ! À mort, les hérétiques ! » lancés par des sergents royaux mêlés à la foule. Alors, les gens qui sont toujours prêts à crier avec le pouvoir et à faire les orageux quand ils ne risquent rien commencèrent un beau concert de gueule :

— À mort !

— Voleurs !

— Idolâtres !

— Voyez-les ! Ils ne sont plus si fiers, aujourd’hui, ces païens ! À mort !

Insultes, moqueries, menaces s’élevaient le long du cortège. Mais cette fureur restait maigre. La plus grande partie de la foule continuait à se taire, et son silence, pour prudent qu’il fût, n’en était pas moins significatif.

Car, en sept ans, le sentiment populaire s’était modifié. On savait comment avait été conduit le procès. On avait vu des Templiers, à la porte des églises, montrer aux passants les os qui leur étaient tombés du pied après les tortures. On avait vu, dans plusieurs villes de France, mourir les chevaliers par dizaines sur les bûchers. On savait que certaines commissions ecclésiastiques s’étaient refusées à prononcer les condamnations, et qu’il avait fallu y nommer de nouveaux prélats, comme le frère du premier ministre Marigny, pour accomplir cette besogne. On disait que le pape Clément V lui-même n’avait cédé que contre son gré, parce qu’il était dans la dépendance du roi, et qu’il avait craint de subir le même sort que son prédécesseur, le pape Boniface, giflé sur son trône. Et puis, en ces sept ans, le blé ne s’était pas fait plus abondant, le pain avait encore enchéri, et il fallait bien admettre que ce n’était plus la faute des Templiers…

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5

L’hôtel des Templiers, ses annexes, ses « cultures », et toutes les rues avoisinantes formaient le quartier du Temple dont le nom s’est perpétué jusqu’à nous. C’est dans la grande tour qui avait servi de geôle pour Jacques de Molay que Louis XVI fut enfermé quatre siècles et demi plus tard. Il n’en sortit que pour être conduit à la guillotine. Cette tour disparut en 1811.