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Trois sergents royaux, en habit bleu, et portant au creux du bras un bâton sommé d’une fleur de lis, suivaient ce promeneur à quelque distance mais sans jamais le perdre des yeux, s’arrêtant lorsqu’il s’arrêtait, se remettant en marche en même temps que lui.[6]

Soudain, un jeune homme en justaucorps serré, entraîné par trois grands lévriers qu’il menait en laisse, déboucha d’une ruelle et vint se jeter contre le flâneur, manquant de le renverser. Les chiens se mêlèrent, hurlèrent.

— Mais prenez donc garde où vous cheminez ! s’écria le jeune homme avec un fort accent italien. Pour un peu, vous tombiez sur mes chiens. Il m’aurait plu qu’ils vous mordissent.

Dix-huit ans au plus, bien pris dans sa petite taille, les yeux noirs et le menton fin, il forçait la voix pour faire l’homme.

Tout en dépêtrant la laisse, il continuait :

— Non sipuo vedere un cretino peggiore…[7]

Mais déjà les trois sergents l’encadraient ; l’un d’eux le prit par le bras et lui dit un mot à l’oreille. Aussitôt le jeune homme ôta son bonnet et s’inclina avec un grand geste de respect.

Un rassemblement discret s’était formé.

— Voilà de beaux chiens de courre ; à qui sont-ils ? demanda le promeneur en dévisageant le garçon de ses yeux immenses et froids.

— À mon oncle, le banquier Tolomei… pour vous servir, répondit le jeune homme en s’inclinant une seconde fois.

Sans rien ajouter, l’homme au chaperon blanc poursuivit son chemin. Quand il se fut un peu éloigné, ainsi que les sergents, les gens s’esclaffèrent autour du jeune Italien. Celui-ci n’avait pas bougé de place et semblait avoir quelque peine à digérer sa méprise ; les chiens eux-mêmes se tenaient cois.

— Eh bien ! Il n’est plus tout faraud ! disait-on en riant.

— Regardez-le ! Il a manqué jeter le roi par terre, et de surcroît il l’a injurié.

— Tu peux t’apprêter à coucher cette nuit en prison, mon garçon, avec trente coups de fouet.

L’Italien fit front aux badauds.

— Eh quoi ! Je ne l’avais jamais vu ; comment le pouvais-je reconnaître ? Et puis apprenez, bonnes gens, que je suis d’un pays où il n’y a pas de roi pour qui l’on doive se coller contre les murs. Dans ma ville de Sienne, chaque citoyen peut être roi à son tour. Et qui veut prendre en gire Guccio Baglioni n’a qu’à le dire !

Il avait lancé son nom comme un défi. L’orgueil susceptible des Toscans assombrissait son regard. Il portait au côté une dague ciselée. Personne n’insista ; le jeune homme claqua des doigts pour relancer ses chiens et continua sa route, moins assuré qu’il ne voulait le paraître, en se demandant si sa sottise n’aurait pas de fâcheuses conséquences.

Car c’était bien le roi Philippe le Bel qu’il venait de bousculer. Ce souverain que nul n’égalait en puissance aimait ainsi marcher à travers sa ville, comme un simple bourgeois, se renseignant sur les prix, goûtant les fruits, tâtant les étoffes, écoutant les propos. Il prenait le pouls de son peuple. Des étrangers, parfois, s’adressaient à lui pour trouver leur chemin. Un soldat, un jour, l’avait arrêté lui réclamant un arriéré de paye. Aussi avare de paroles que d’argent, il lui arrivait rarement, au cours de sa promenade, de prononcer plus de trois phrases, ou de dépenser plus de trois sols.

Le roi passait par le marché à la viande, lorsque le bourdon de Notre-Dame se mit à sonner, en même temps qu’une grande rumeur s’élevait.

— Les voilà ! Les voilà ! cria-t-on dans la rue.

La rumeur se rapprochait ; des passants se mirent à courir dans sa direction.

Un gros boucher sortit de derrière son étal, le tranchet à la main, en hurlant :

— À mort les hérétiques !

Sa femme l’accrocha par la manche.

— Hérétiques ? Pas plus que toi, dit-elle. Reste donc ici à servir la pratique, tu seras plus utile, grand fainéant.

Ils se prirent de bec. Aussitôt un attroupement se fit autour d’eux.

— Ils ont avoué devant les juges ! continuait le boucher.

— Les juges ? répliqua quelqu’un. On n’en connaît que d’une sorte. Ils jugent à la commande de ceux qui les payent.

Chacun voulut alors faire entendre son avis.

— Les Templiers sont de saints hommes. Ils ont toujours bien fait l’aumône.

— Il fallait leur prendre leur argent, mais point les torturer.

— C’était le roi leur plus fort débiteur. Plus de Templiers, plus de dette.

— Le roi a bien fait.

— Le roi ou les Templiers, dit un apprenti, c’est du pareil au même. Faut laisser les loups se manger entre eux ; pendant ce temps-là, ils ne nous dévorent pas.

Une femme, à ce moment, se retourna, pâlit, et fit signe aux autres de se taire. Philippe le Bel était derrière eux et les observait de son regard glacial. Les sergents s’étaient insensiblement rapprochés, prêts à intervenir. En un instant l’attroupement se dispersa, et ceux qui le composaient partirent au pas de course en criant bien fort :

— Vive le roi ! À mort les hérétiques !

On aurait pu croire que le roi n’avait pas entendu. Rien dans son visage n’avait bougé, rien n’y avait paru. S’il prenait plaisir à surprendre les gens, c’était un plaisir secret.

La clameur grossissait toujours. Le cortège des Templiers passait à l’extrémité de la rue, et le roi put voir un instant, par l’échappée entre les maisons, le chariot et ses quatre occupants. Le grand-maître se tenait droit ; il avait l’air d’un martyr, mais non d’un vaincu.

Laissant la foule se précipiter au spectacle, Philippe le Bel, d’un pas égal, par les rues brusquement vidées, revint vers son palais.

Le peuple pouvait bien maugréer un peu, et le grand-maître redresser son vieux corps torturé. Dans une heure tout serait terminé, et la sentence dans l’ensemble bien accueillie. Dans une heure, l’œuvre de sept années serait accomplie, parachevée. Le Tribunal épiscopal avait statué : les archers étaient nombreux ; les sergents gardaient les rues. Dans une heure, l’affaire des Templiers serait effacée des soucis publics, et le pouvoir royal en sortirait grandi et renforcé.

« Même ma fille Isabelle sera satisfaite. J’aurai fait droit à sa prière, et de la sorte contenté tout le monde. Mais il était temps d’en finir », se disait le roi Philippe.

Il rentra dans sa demeure par la Galerie mercière.

Tant de fois remanié, au cours des siècles, sur ses vieilles fondations romaines, le Palais venait d’être entièrement rénové par Philippe, et sensiblement agrandi.

L’époque était à la construction, et les princes rivalisaient sur ce point. Ce qui se faisait à Westminster était, à Paris, déjà terminé.

Des édifices anciens, Philippe n’avait gardé intacte que la Sainte-Chapelle bâtie par son grand-père Saint Louis. Le nouvel ensemble de la Cité, avec ses grandes tours blanches se reflétant dans la Seine, était imposant, massif, ostentatoire.

Fort regardant à la petite dépense, le roi Philippe ne lésinait pas dès lors qu’il s’agissait d’affirmer la puissance de l’État. Mais comme il ne négligeait aucun profit, il avait concédé aux merciers, moyennant redevance annuelle, le privilège de tenir boutique dans la grande galerie du Palais, qu’on appelait de ce fait la Galerie mercière, avant de l’appeler la Galerie marchande.[8]

Cet immense vestibule, haut et vaste comme une cathédrale à deux nefs, faisait l’admiration des voyageurs. Sur les chapiteaux des piliers se dressaient quarante statues figurant les quarante rois qui, depuis Pharamond et Mérovée, s’étaient succédé à la tête du royaume franc. Face à l’effigie de Philippe le Bel avait été placée celle d’Enguerrand de Marigny, coadjuteur et recteur du royaume, qui avait inspiré et dirigé les travaux.

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6

Les sergents étaient des fonctionnaires subalternes chargés de différentes tâches d’ordre public et de justice. Leur rôle se confondait sensiblement avec celui des huissiers (gardiens des portes) et des massiers. Il était parmi leurs attributions d’escorter ou de précéder le roi, les ministres, les maîtres du Parlement et de l’Université.

Le bâton de nos sergents de ville actuels est une lointaine survivance du bâton des sergents d’autrefois, de même que la masse que portent encore les massiers dans les cérémonies universitaires.

Il y avait, en 1254, soixante sergents spécialement affectés à la police de Paris.

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7

On ne peut voir pire crétin…

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8

Cette concession, faite à certaines corporations marchandes, de vendre aux abords ou dans la demeure du souverain semble venir d’Orient. À Byzance, c’étaient les marchands de parfums qui avaient droit de tenir boutique devant l’entrée du palais impérial, leurs essences étant la chose la plus agréable qui pût parvenir aux narines du Basileus.