J’eus le temps d’apercevoir également, par la crevasse pratiquée par l’obus russe, la silhouette d’un bonhomme mélangé au chaos. Le projectile ennemi était certainement tombé en plein dans un trou où quelques pauvres types attendaient, en baissant la tête, que passe l’ouragan.
Je me souviens bien des premiers morts que j’ai croisés au début de ma campagne. Ceux qui suivirent, des milliers et des milliers, n’ont plus de visage. Ils forment un immense et lugubre cauchemar qui hante encore quelquefois mon esprit. Cauchemar silencieux où m’apparaissaient les plus atroces, ou encore ceux qui ne semblaient que dormir, des visages calmes, résignés, d’autres, au contraire, les yeux démesurément ouverts où la mort avait fixé une intraduisible terreur. Je croyais pourtant avoir atteint les limites de l’horreur et de l’endurance. Je pensais, à cette époque, que j’étais un rude combattant et qu’il était temps de retourner chez moi raconter comment j’avais courageusement enduré les épreuves que je viens de décrire tant bien que mal. J’ai utilisé les mots et les expressions que m’ont inspirés les situations dans lesquelles je me suis trouvé depuis Minsk jusqu’au Don en passant par Kharkov. Ces mots, ces expressions, j’ai dû les reprendre, bien qu’ils ne soient plus assez forts pour décrire ce dont j’ai été témoin par la suite.
On a tort d’employer, sans les peser suffisamment, les termes les plus intenses du vocabulaire. Plus tard, ils vous manquent : on ne peut plus exprimer ce que l’on voit ni ce que l’on ressent. On a tort d’utiliser le mot « effroyable » pour quelques compagnons d’armes qu’une explosion a mélangés à la terre. On a certainement tort, mais on a l’excuse de ne pouvoir imaginer pire.
Ici, je devrais arrêter mon récit, car je ne crois pas être capable de tout relater comme cela devrait l’être. Ceux qui n’ont pas vécu de tels moments liront ces lignes comme on lit un quelconque drame, en compatissant, certes, mais sans bien comprendre. On ne peut pas comprendre ce qui n’est plus explicable. Donc ce balbutiement est sans intérêt pour le côté du monde dans lequel je me trouve maintenant. Je vais quand même essayer de laisser parler ma mémoire aussi clairement que possible. Je dédie le récit qui va suivre à mes amis Marius et Jean-Marie Kaiser qui sont à même de pouvoir le comprendre, l’ayant vécu à peu près aux mêmes endroits que moi. Je vais essayer d’atteindre et de traduire le fond de l’aberration humaine, ce que je n’aurais jamais pu imaginer, ce qui me semblait impossible si je ne l’avais connu…
Nous atteignîmes la tranchée perpendiculaire qui semblait à notre sergent le salut. Nous y plongeâmes littéralement en même temps qu’un éclatement brutal éparpillait le sol là-haut au-dessus du parapet. Deux fils venant de l’extérieur couraient dans l’étroit boyau de neige et de terre. Nous les enjambâmes. Ils allaient droit sur la geschnauz qui était un peu en retrait. Nous y arrivâmes, débouchant là comme des moutons poursuivis par un boucher. Deux hommes en survêtements blancs sursautèrent presque à notre arrivée.
L’un veillait, avec des jumelles, au côté du gros trépied de la pièce, l’autre, tapi dans le fond du trou s’activait à manœuvrer les boutons d’un appareil portatif de radio.
— La… 2e… section ? demanda notre sergent essoufflé. Nous avons un approvisionnement pour eux.
— C’est pas très loin, déclara le soldat aux jumelles, mais vous ne pouvez y accéder maintenant. Vous vous feriez bousiller. Laissez votre dynamite plus loin et abritez-vous dans la casemate, nous dit-il en souriant.
Nous ne nous le fîmes pas répéter deux fois, nous nous enfonçâmes dans un tombeau de terre dure, et de planches, à peine éclairé. Il y avait déjà à l’intérieur quatre soldats habillés également en blanc. L’un d’eux trouvait le moyen de dormir, les autres écrivaient à la lueur d’une Kerze.[ii]
Le trou ne permettait pas aux occupants de se tenir debout, bien entendu. Ils se serrèrent pour nous faire un peu de place. Nous étions, malgré tout, toujours neuf.
— C’est solide ? risqua Halls, en pointant son index à demi caché par son gant déchiré vers le haut du trou de rat.
— Heu… si ça tombe un peu plus loin ça peut aller, ricana un des types.
— Et si ça descend en plein dessus, les copains n’auront pas le mal de nous enterrer, ajouta un autre.
Comment pouvaient-ils plaisanter ? L’habitude peut-être. Celui qui dormait se retourna et bafouilla en bâillant.
— J’ai cru qu’on nous amenait des femmes, soupira-t-il.
— Non, ce sont des mômes, reprit un autre. Où avez-vous trouvé cette couvée, sergent ?
Nous nous mimes tous à rire.
Comme pour nous emmerder, la terre bougea une fois de plus. D’ici, les coups nous arrivaient moins bruyants.
— Ce sont des nouvelles recrues ; ils appartiennent au train, ils ont traversé toute la Russie pour vous apporter à bouffer.
— C’est la moindre des choses, continua celui qui venait de ne réveiller, on en bave ici depuis trois mois. Vous y mettez le temps, les enfants. Je sais qu’il y a de belles filles en Ukraine mais vous devriez moins vous attarder, ici on crève de faim.
Je risquai quelques mots dans mon mauvais allemand.
— Des filles ! on n’a pas vu de filles ! on n’a vu que de la neige !
— Alsacien ? fit immédiatement l’autre.
— Non, c’est un Français, dit Halls en plaisantant.
Tout le monde de rire. Interloqué il ne sut que répondre.
— Merci ! dit-il en très bon français et il me tendit la main.
— Ma mère est allemande, ajoutai-je toujours en français.
— Ach gut, s’exclama-t-il. Votre Mutter ist Deutsche ? Sehr gut.
La terre trembla encore. Un morceau du plafond s’émietta sur nos casques.
— Ça n’a pas l’air d’aller bien dans votre secteur, coupa notre sergent qui se foutait pas mal que ma mère soit allemande ou chinoise et qui ne songeait visiblement qu’à sa trouille.
— Oh ! ils s’amusent, répondit l’autre, après la rossée qu’ils ont prise il y a trois jours, ils sont calmés.
— Ah ? fit le sergent comme s’il posait une question.
— Oui, ces salopards nous ont déjà obligés à retraverser le Don il y a un mois. Nous avons dû abandonner au moins soixante kilomètres. Mais maintenant, notre front s’accroche à la rive ouest. À quatre reprises, ils ont essayé de traverser sur la glace. La dernière fois remonte à il y a cinq jours. Là, vous auriez vu autre chose qu’aujourd’hui. Pendant deux jours, ils ont attaqué et surtout la nuit. Ça a vraiment bardé. Tel que vous me voyez, j’essaie encore de récupérer ; nous n’avons pas beaucoup dormi ces derniers temps. D’autant plus qu’on nous avait promis une contre-attaque, mais rien ne s’est produit. Tout à l’heure vous jetterez un coup d’œil dans les jumelles, vous verrez, la glace du fleuve est couverte de cadavres de popovs. Ces salauds ne sont même pas venus ramasser leurs blessés, je parierais qu’il y en a qui geignent encore.
— Nous devons ravitailler la… 2e… section, déclara avec anxiété notre malheureux sergent.
— Ah, alors, vous verrez de plus près. Il faudra que vous alliez complètement au bord. Ils tiennent la berge, des terribles, ces gars-là. Il paraît qu’ils tiennent même l’îlot qui est au milieu du fleuve. Enfin, je pense qu’ils le tiennent, je sais qu’ils l’ont perdu une fois. C’était de nuit, ils se sont battus au couteau là-dessus et le matin ils l’ont repris. Ça ne doit pas être beau là-bas, je préfère être ici, bon Dieu !