— Merde alors ! fit Halls, pour une permission loupée, c’est une permission loupée. Que ne m’as-tu écouté, nous serions allés ensemble à Dortmund. Là-bas nous avons bien eu des alertes, mais les avions n’ont fait que passer. Mon pauvre vieux ! tu n’as vraiment pas eu de chance.
— Oh ! que veux-tu, fis-je, mélancolique.
En fait je ne regrettais rien. Si j’avais suivi Halls je n’aurais jamais connu Paula. Et Paula me faisait oublier Tempelhof en flammes.
— Je comprends que tu fasses cette gueule, fit Halls, compatissant.
Je n’avais guère envie de parler, Halls s’en aperçut et me laissa tranquille. Nous étions vautrés dans la paille comme des animaux, essayant de dormir. Le train roulait, roulait, et le bruit lancinant que font les essieux en passant sur les raccords de rail semblait empiler les obstacles entre Paula et moi. Et nous en traversâmes des villages, des villes, des forêts aussi sombres que la nuit, des étendues sans fin. Le train roulait, roulait infatigable, irrémédiablement. Il roulait encore au petit jour. Il roulait toujours trois heures après dans la basse Pologne, sur les marais de Pinsk. Il roulait parallèlement à de pauvres routes marquées par la guerre, délavées de tristesse et par la sueur des armées qui les avaient parcourues. Il roulait sous un ciel démesuré qui semblait garder là-haut son été sans en faire profiter la terre. À plusieurs reprises je m’étais endormi et, à chaque réveil, les essieux perpétuaient leur musique sur deux notes, glang, glang… glang, glang.
Enfin le convoi, qui semblait avoir atteint le bout de la terre, ralentit et s’arrêta. La locomotive refaisait sa provision d’eau et de charbon dans un poste ferroviaire dérisoire. Nous avions tous sauté sur le ballast qui semblait fait avec n’importe quoi et, en chœur, des centaines de besoins se soulageaient. Comme dans tous les transports de troupes de l’Allemagne, à cette époque, les hommes en transit n’avaient pas besoin de manger. Aucune nourriture ne nous fut distribuée avant Korostenva. Heureusement à peu près tout le monde avait des provisions. C’est sans doute là-dessus qu’avait compté le quartier général.
Le train s’était remis en route, et Halls avait essayé, à plusieurs reprises, d’entamer la conversation. Voyant qu’il n’y avait rien à tirer de moi, chaque fois il remettait à plus tard. J’avais grande envie de lui confier mon histoire avec Paula, mais je craignais qu’il ne la prît à la rigolade. Korostenva arriva avec la nuit. Nous fûmes conviés à descendre de voiture et à faire la queue devant un wagon-roulante où nous fut servie une bouillie vraiment dégueulasse. J’étais loin de l’excellente cuisine de Mme… puis, tout le monde alla rincer sa gamelle et boire au remplissage des locomotives.
Nous embarquâmes alors sur un train russe, pas plus confortable que celui de Poznan. Et allez donc ! nous roulâmes encore une éternité. De jour comme de nuit les trains en direction du front avaient priorité et brûlaient les étapes. En moins de trois jours nous fûmes pratiquement dans le secteur des opérations. Si le front avait changé de place dans le sud où d’âpres combats se déroulaient à la même heure à Krementchoug, notre secteur ne semblait pas avoir tellement bougé. L’épuisant voyage en chemin de fer se termina à Romny, là où nous avions eu tant de difficultés lors de notre départ. À la descente du train nous fûmes conduits en troupeau à la cantine où, tout comme on désaltère les moutons fiévreux qui arrivent à l’abattoir, on nous donna à boire et à manger. Puis, avec une précipitation qui ne nous laissa pas le temps de réfléchir, les feld-gendarmes sélectionnèrent chaque groupe pour chaque unité. Il faisait très chaud et nous aurions bien accepté un petit roupillon. Beaucoup de Russes inactifs assistaient à ce triage tout comme on regarde s’animer un champ de foire. Lorsque notre groupe pour la « Gross Deutschland » fut formé, nous suivîmes, sur l’ordre du sous-off, un side-car qui nous conduisit à l’extérieur de la ville. Ce con-là, au lieu de rester en première ou de maintenir sa machine, nous obligea à prendre le pas gymnastique. Chargés comme nous l’étions, et par cette chaleur, nous arrivâmes à la sortie de la ville en suffoquant.
Le Stabsfeldwebel descendit alors du side-car, appela les sous-offs, à qui il distribua l’ordre de marche et fit tronçonner notre troupe. Alors, histoire de nous remettre, nous prîmes la route au pas cadencé par petits groupes de quarante ou cinquante, en direction de notre nouveau camp.
Comme nous étions commandés par des gars qui, tout comme nous, arrivaient de permission, et qui n’étaient pas très joyeux d’aller faire « pan, pan », nous fîmes de nombreuses haltes avant d’arriver au camp F de la division Gross Deutschland, situé à environ trente-cinq kilomètres de Romny et deux cent cinquante de Bielgorod, en pleine nature, tout comme Aktyrkha.
Dans ce camp d’entraînement intensif pour troupes d’élite – toutes les divisions qui portaient un nom étaient considérées comme troupes d’élite –, on suait sang et eau. Ou bien on était hospitalisé après sept jours d’efforts insensés, ou bien on était définitivement incorporé à la division et l’on pouvait aller à la guerre qui était tout juste pire.
Nous passâmes sous un grand portail symbolique taillé dans les arbres de la forêt qui s’épaississait au nord-est. Tout en rythmant le pas comme nous l’avaient conseillé nos sous-offs et en chantant à perdre haleine Die Wolken ziehn, nous pûmes lire la devise, écrite en grosses lettres noires sur fond blanc, qui décorait le front de l’impressionnant portail : NOUS SOMMES NÉS POUR MOURIR.
Je n’en connais pas un qui n’aurait pas avalé sa salive en franchissant cette entrée. Plus loin, une autre pancarte avec ces mots : ICH DIENE.[iv]
Après avoir gagné dans un ordre impeccable le côté droit de la cour champêtre, nos sous-offs commandèrent le fixe. Deux feldwebels encadrant un hauptmann géant s’avancèrent vers notre groupe.
— Stillgestanden ! hurla notre chef de groupe.
Le colosse, le capitaine, salua d’un geste lent mais affirmé. Puis il s’avança vers nous et longea le groupe en dévisageant chacun de nous. Il dépassait tout le monde d’une tête. Même Halls ne faisait pas le poids devant cet impressionnant personnage. Lorsqu’il nous eut bien pétrifiés de son regard incroyablement dur, il recula et rejoignit les deux felds aussi immobiles que le tronc du cèdre de Jussieu.
— BONJOUR, MESSIEURS. (Ces paroles avaient une résonance de piquets que l’on enfonçait dans la terre.) JE VOIS, fit-il, À VOS VISAGES QUE VOUS AVEZ PASSÉ UNE EXCELLENTE PERMISSION. J’EN SUIS HEUREUX POUR VOUS. (Même les oiseaux semblaient s’être tus devant ce stentor.) MAIS DEMAIN, VOUS DEVREZ PENSER À LA TÂCHE QUI NOUS PRÉOCCUPE TOUS.
Une compagnie poussiéreuse arrivait de l’extérieur. Sur un geste de son chef de groupe, elle stoppa sous le portail pour ne pas déranger le discours du hauptmann.
— À partir de demain, le grand entraînement, qui fera de vous les meilleurs combattants du monde, commencera. Feldwebel, reprit-il plus haut encore, réveil avec le soleil demain pour la nouvelle section.
— Jawohl, Herr Hauptmann.
— Bonsoir, messieurs.
Il tournait les talons lorsqu’il se ravisa. D’un simple geste du doigt il fit avancer la compagnie poussiéreuse qui attendait toujours. Lorsque les types, aux torses nus, gris de poussière, furent à notre hauteur, il les fit stopper d’un autre petit geste.
— Voici de nouveaux amis, fit-il aux uns comme aux autres. Saluez-vous, s’il vous plaît.
Trois cents types, aux figures creusées de fatigue, firent un quart de tour à droite et nous saluèrent aux cris de :