— Il n'y a pas de quoi se rouler par terre, grommela Jango.
Elle se tourna vers Pichaud.
— Que se passe-t-il ?
Le directeur de la galerie la mit au courant de la découverte qu'il avait faite et du quiproquo qui en avait résulté.
Barbara fronça le sourcil pour mieux se concentrer. Elle fit taire Flick d'un coup de talon ; le chien, privé de son moyen d'expression essentiel, se contint quelques instants, puis, pris de panique, urina timidement devant le colonel.
— Ne vous affolez pas ! recommanda Barbara. Le tout est de regarder les choses en face. Ce « Bach » que vous dites, est-ce l'artiste de cinéma ? Parce qu'alors, on pourrait p't-être arranger les choses : une de mes amies a joué avec lui à La Porte Saint-Martin.
— Non, il ne s'agit pas du comique, dit patiemment Pichaud ; l'artiste dont je parle s'appelle Braque.
— Et il est connu ?
— D'une façon inouïe.
— Inouïe ? fit Jango.
Barbara le regarda :
— Où avais-tu pêché ce tableau ?
— Aux Puces… Je l'avais acheté à cause du cadre.
— C'est là-bas qu'il expose, votre monsieur Barque ? demanda-t-elle au directeur.
Pichaud eut l'air sérieusement ébranlé.
— Aux Puces ?
— Aux Puces, appuya Jango.
— Écoutez, dit Pichaud, le mieux c'est qu'on mande un expert. Voulez-vous repasser demain ?
— Je veux bien.
— Je convoquerai Brumeinstopfielddicovtchi, le plus compétent des experts français.
Barbara avait repris son examen de la toile de Jango.
— En tout cas, affirma la jeune femme, je préfère le tien, Jango. C'est franc, le vieux. Je ne dirai jamais assez comme c'est ressemblant !
Elle donna un coup de coude à Pichaud et lui lança un clin d'œil suppliant.
— Vous ne la trouvez pas bonne, cette peinture ?
— Mais si, s'empressa Pichaud, mais si ; et je l'ai déjà dit à Monsieur avant de savoir qu'il en était l'auteur.
Malgré ces bonnes paroles, Barbara crut sentir une réserve.
— Vous la trouvez comment ?
— Bheu…, fit Pichaud, c'est difficile à expliquer !
— Enfin, demanda Jango, elle n'est ni étonnante, ni inouïe ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Parce qu'il lui manque un certain équilibre dans les volumes.
Il s'approcha du chevalet, le bras tendu, le pouce modeleur…
Il posa son pouce sur le cou du colonel et descendit en zigzag jusqu'au bouton de son veston, au bas de la toile.
— Vous avez ici une masse bleue.
— Ben, la veste…
— Elle rompt l'équilibre de votre toile.
— Oui, oui, exulta Jango qui avait compris.
— Vous saisissez ? dit Pichaud. Il faudrait ici un autre volume pour diminuer l'importance de cette masse bleue.
Jango plia son tableau dans Paris-Presse et le prit sous son bras.
— Je vais réfléchir à ça. A demain…
Barbara l'accompagna jusqu'au quai où Jango allait attendre son autobus.
— Tu vois, lamenta Jango, les ennuis continuent…
Il raconta à son amie ses avanies de l'après-midi avec la boulangère. Barbara s'en montra secrètement satisfaite.
— Tu as bien fait d'enlever cette rosette, dit-elle. Moi, à ta place, je la jetterais.
Jango sortit l'accessoire rouge de sa poche. Il s'approcha du parapet et, d'une pichenette, envoya la rosette dans la Seine[1].
Tu as raison, approuva Barbara… Voilà enfin une bonne chose de faite. Je vais être plus tranquille pour toi.
Tant de sollicitude troubla Jango.
— On s'aime bien, murmura-t-il.
Il n'en fallait pas davantage pour que Barbara sentît pousser dans son cœur une touffe de vague à l'âme et qu'elle tendît à son compagnon une bouche en issue d'œuf.
Jango fit miauler leur baiser.
Flick profita de la halte.
CHAPITRE X
Quand les boulangers sortirent de l'hôtel, le crépuscule rôdait dans Paris. La rue de Provence était silencieuse et des silhouettes furtives glissaient le long des façades.
— Eh bien !… fit le boulanger en clignant des yeux sous les lumières.
Ces deux mots laconiques devaient être lourds d'éloquence et ressusciter dans la mémoire de la boulangère des images d'une exceptionnelle qualité, car un sourire paisible de femme comblée flotta sur ses lèvres.
— Mon ami ! dit-elle.
Le boulanger éclata d'un bon rire d'homme qui vient de se mettre à jour.
— Hein ? ajouta-t-il en empoignant le bras de sa femme.
— Ça…, dit la brune ardente.
— Bongu ! conclut l'homme.
Il cherchait à qui témoigner le sentiment de gratitude qui le démangeait.
Le boulanger laissa un pas d'avance à sa femme et la flatta d'une claque sur ses belles fesses prêtes à mordre.
— Quelle gaillarde tu me fais ! fit-il amoureusement.
Il ne regrettait pas sa journée, bien qu'elle lui eût fourni la preuve que son épouse ne redoutait pas de s'isoler en compagnie de messieurs.
— Qui c'était ? demanda-t-il.
— Qui ?
— Le type de tout à l'heure !
Un peu de nostalgie se délaya dans la tiède langueur de la boulangère.
— Sais pas…
— Oh ! Dis… Tu te moques de moi ?
— Mais non, je te jure, Jules, que je ne connaissais pas ce monsieur.
Elle inventa une belle histoire :
Édith est assise à la terrasse d'un café. A la table voisine se trouve le monsieur. Soudain, le monsieur regarde Édith, douloureusement…
— Si tu avais vu ces pauvres yeux, Jules… Touche mes bras, j'en ai la chair de poule…
… Deux grosses larmes se mettent à couler sur ses joues. Édith lui demande charitablement pourquoi ce chagrin…
— … Tu sais comme je suis sensible, Jules ?…
… Voilà : le monsieur pleure parce qu'Édith lui rappelle une femme qu'il a follement aimée et qui est morte dans un bombardement…
— … Elle avait vingt-deux ans, Jules, et elle attendait un bébé.
… Plus le monsieur regarde Édith, plus il trouve qu'elle ressemble à Laurence…
— … Elle s'appelait Laurence, Jules…
… Et plus il trouve qu'elle ressemble à Laurence, plus il pleure. A la fin, il supplie Édith d'aller dans une chambre et de se déshabiller pour qu'il puisse avoir l'illusion que l'être aimé est ressuscité. Il donne sa parole qu'il sera correct. Il montre même ses papiers : Comte Gaëtan de La Roche-sur-Yon. Il est décoré. Il manie le subjonctif. Il sanglote. Il menace de se suicider…
— … Qu'est-ce que tu aurais fait à ma place, Jules ?
Le cas était délicat pour une femme sensible ; Jules en convint. Cette histoire le botta tout à fait. Il en oublia qu'il avait été de l'autre côté de la rue Royale et avait assisté à une prise de contact moins romanesque.
Le calvaire de ce pauvre comte l'attrista. Il essuya ses yeux en pensant à la petite Laurence.
Tout en parlant, ils arrivèrent à Saint-Lazare. Comme ils traversaient la cour du Havre, le boulanger se heurta à un homme portant un « Braque » et un « colonel » sous le bras, enveloppés dans Paris-Presse.
— Mais c'est monsieur Jango !
Jango se retourna, réprima un haut-le-corps, sourit et dit :
— Bonjour. Quel hasard !
Édith rougit.
Le mari révéla que sa femme et lui s'étaient payé une petite escapade. Il cligna de l'œil et débita des polissonneries, malgré les adjurations de sa femme qui pensait que Jango était un confident mal choisi.
1
Du moins Barbara et Jango crurent-ils que l'insigne était tombé à l'eau. En réalité, un coup de vent imprévu le chassa sur la berge où le trouva un vieux gratte-papier bucolique. Cet homme, comme tous les Français dont le revers est vierge, rêvait aux palmes. Il trempa la rosette dans l'encre violette (louons ses scrupules et sa modestie) et se nomma le soir même officier des Palmes académiques.