— N'hésitez pas une seconde, avait-il insisté. Le salut, pour vous, est à ce prix. Vous venez de tâter de la prison, je suppose que cette expérience aura été salutaire. Pesez bien mes paroles et surtout faites-en votre profit. Monsieur, j'ai bien l'honneur de vous saluer, en espérant qu'il s'agit d'un adieu.
Mot pour mot, Maurice se répétait ce discours ; il le savait par cœur en arrivant chez Barbara.
— Mais c'est Maurice ! cria joyeusement la jeune femme. Entre vite, Jango est justement ici, tu vas nous donner tous les détails.
Maurice pénétra dans le studio et serra la main que Jango lui tendait. Il fit une caresse à Flick et s'assit sur le canapé avec accablement.
— Tu as l'air las, dit Barbara.
— Mais c'est que je le suis…
Il raconta les phases de son court internement. Ses interlocuteurs recueillaient ses confidences à grand renfort d'onomatopées. Barbara, bonne fille, essuya son émotion avec le mouchoir de Jango. Puis elle alla chercher un reste de Cointreau, car il convenait de fêter dignement la libération du jeune homme vénéneux.
— Je vais t'en apprendre une bonne, fit Maurice en concluant : Sais-tu qui hérite de la fortune de mon oncle ?
— Non.
— Toi !
— Moi ?
— Oui.
Jango se hâta de se mettre à l'unisson en produisant une exclamation de valeur.
— Oh ! Oh ! fit-il.
Barbara s'était assise aux côtés de Maurice. Ses bras pendaient comme des ailes brisées.
— Il était maboul, ton oncle, ou quoi ?
— En tout cas, remarqua tristement Maurice, il t'avait à la bonne et ne m'aimait pas beaucoup. Il eut un rire amer : Tu te rends compte d'une ironie… Je le fais zigouiller par ton copain moyennant cinquante billets, et c'est toi qui vas palper le gâteau…
— J'en suis encore tout étourdie, murmura Barbara en sanglotant.
— Ah non ! cria Maurice, on ne joue pas Manon… Une courte colère enflamma son visage : Ce nom de Dieu de vieux phoque m'aura enchosé jusqu'au-delà de la tombe !
— Taisez-vous ! ordonna Jango. Respectez la mémoire du cher homme, si vous ne voulez pas qu'il vous arrive malheur !
Le neveu en eut le sifflet coupé.
— Non, mais, tu l'entends ? dit-il à Barbara. Le voilà qui se pose en défenseur de la morale, maintenant, ton bourreau de poche !
Fébrilement, Jango défit un grand paquet posé sur une chaise. Il mit au jour une toile représentant des abricots.
— Respect à cette image ! intima-t-il.
Maurice regarda attentivement les abricots sans comprendre.
— Je vous demande pardon, dit Jango en découvrant son erreur.
Il retourna la toile.
Le jeune homme vit alors le moite regard de son oncle brusquement posé sur lui. Il sursauta et pâlit.
— C'est lui qui a peint ça, avertit Barbara ; tu te rends compte d'une patte qu'il a ! Y a pas à dire… C'est un monsieur…
Maurice ne pouvait détacher ses yeux de ceux du tableau. L'air bon et sentimental du colonel creusait en lui le terrier du repentir. Sous ce regard, son cynisme fondait. Tous les germes des vertus qu'il portait en lui se développaient comme des bourgeons dans un film documentaire, crevaient son venin et éclosaient, et s'épanouissaient, et devenaient luxuriants…
Il mit sa tête contre l'épaule de Barbara, pareil à un enfant têtu qui ne peut contenir davantage sa peine, et il éclata en sanglots.
— Allons, allons ! balbutia la jeune femme. Faut pas pleurer comme ça, mon petit Mau-mau…
— Laisse couler les larmes du repentir, conseilla Jango. Ce jeune homme m'a l'air d'avoir trouvé la route de la réhabilitation.
— Oui ! fit Maurice avec feu en redressant son visage inondé. Je suis un salaud ! Mon oncle ! Oh ! Mon bon oncle… Pardon !
Il se mit à genoux (hiboux, joujoux, cailloux…, pensa Jango devant la toile). Il contemplait, désespéré, l'image de la bonté, du courage, de l'honnêteté…
Il s'accusa, en se frappant la poitrine, des forfaits qu'il avait commis et de ceux qu'il avait pensé commettre.
— Mon oncle ! s'écria-t-il en étendant le bras et en frappant le parquet du talon, ainsi que procède M. Jean Chevrier[2] pour exprimer la détermination ; mon oncle bien-aimé, je fais le serment de suivre votre exemple ! Désormais, ma vie sera à l'image de la vôtre. De ce pas je vais m'engager dans l'armée…
— Allons, dit Barbara à Jango, cache cette toile ! Tu ne vois pas qu'il se met à déconner…
Jango obéit.
— Tu as tort de parler comme ça, objecta-t-il doucement. Le remords est une bonne chose…
— Ah ! Vous me comprenez, fit Maurice. Quel être curieux vous faites… N'ai-je pas raison de vouloir m'engager ?
— C'est une riche idée, admit Jango. Quelle arme allez-vous choisir ?
— Les méharistes, les tirailleurs, l'infanterie de marine… N'importe laquelle, pourvu qu'elle m'emporte loin d'ici, sur la route de la gloire, de l'honneur et des vertus françaises…
— Crois-tu que l'aspirine lui ferait du bien ? interrogea Barbara.
Jango haussa les épaules.
— Cette réaction est normale…
Une dernière fois, le neveu s'agenouilla devant son oncle, après quoi il fit le salut militaire et sortit en sifflant La Marseillaise.
— Il ne t'inquiète pas ?
— Non, dit Jango. Au contraire, je crois qu'il est hors de danger.
— Un gars qui parle de l'Afrique, de l'Indochine, de l'armée et de l'honneur, tu trouves qu'il est hors de danger, toi ? Eh ben, mon colon… Oh pardon ! fit-elle en regardant le colonel.
Jango consulta sa montre.
— Si tu veux bien, nous y allons…
— Où ça ?
— A la galerie, parbleu, pour cette histoire de Braque. J'y ai un rendez-vous avec plusieurs personnes…
— Dans ces conditions… Le temps de mettre un bibi et je suis à toi… Si j'ose dire, ajouta-t-elle en souriant…
Elle devint grave ; chez elle, la gravité était une sorte de souffrance.
— Ça ne va pas ? demanda Jango.
— Sais-tu l'idée qui me vient ?
— Je t'écoute…
— Puisque je vais hériter du vieux… Excuse-moi : du colonel…
— Oui ?
— Je ne vais plus avoir besoin de travailler…
— Tu as de la chance…
— Sans travail, je vais m'embêter, la chose est courue. Tu sais, on se fatigue vite à ne rien faire…
— Je n'en doute pas.
— On pourrait se marier, murmura-t-elle timidement. Tu sais, Jango, tu es le plus chic type que je connaisse, et je t'aime gros comme…
Jango la prit par les épaules. Il l'attira contre son cœur et se mit à lui mordiller les cheveux.
— Tu es gentille, ma petite Barba…
Il renifla son émotion :
— Mais je ne peux pas accepter, je ne suis pas seul, tu le sais…
— Évidemment que je le sais ! On habiterait tous ensemble, ce serait au petit poil ; et l'hiver, on demeurerait chez le colonel. Il a un appartement immense… Tu peindrais…
— Ce ne serait pas commode pour mon travail, objecta Jango qui faiblissait rapidement.
— Justement, tu te reposerais.
— On ne peut pas, dans mon métier… La clientèle commande ! Souvent, le type qui veut faire décéder sa femme ou sa belle-mère se décide tout d'un coup…
Barbara se dégagea, elle mit ses yeux pleins de volonté dans ceux de son ami.