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— Monsieur Le Floch, je vous écoute.

Nicolas prit une longue inspiration, et se lança :

— Monsieur, l’enquête que vous m’avez chargé de diligenter touche à sa fin. Je crois pouvoir affirmer que des éléments décisifs ont été rassemblés qui permettent d’approcher la vérité et de désigner les coupables.

Sartine l’interrompit.

— Il ne s’agit pas d’approcher, mais bien d’atteindre. Nous attendons vos lumières, monsieur, quoique la vérité, comme le dit mon ami Helvétius[83] soit un flambeau qui luit quelquefois dans le brouillard sans le dissiper.

— Du brouillard, il y en a eu beaucoup dans cette affaire, et dès ses origines, dit Nicolas. Reprenons les choses à leur commencement. Le commissaire Lardin avait disparu. Vous m’avez chargé d’enquêter sur cette disparition avec l’inspecteur Bourdeau. Nous avons procédé selon l’habitude, sans rien trouver d’abord. Puis, grâce au témoignage d’une vieille marchande de soupe, la vieille Émilie, nous avons découvert des restes humains au Grand Equarrissage de Montfaucon. Je note au passage, monsieur, l’efficacité d’une administration qui a permis à une information recueillie par le commissariat du Temple de parvenir à notre connaissance.

M. de Sartine salua avec ironie.

— Je suis heureux, monsieur, de votre constatation sur l’efficacité de ma police, qui fait en effet l’admiration de l’Europe. Mais poursuivez.

— Ces restes humains, nous les avons fait parler et ils nous ont appris plusieurs choses. Ils appartenaient à un individu chauve, de sexe masculin, dans la force de l’âge. Il avait été tué par une arme blanche, puis découpé, déposé à Montfaucon et sa mâchoire avait été fracassée. Notre examen prouvait que le corps était parvenu au Grand Équarrissage avant que surviennent la neige et le gel. Ainsi pouvions-nous dater son abandon sur place de la nuit même où le commissaire Lardin avait disparu. D’autre part, des vêtements ont été retrouvés auprès du corps, qui avaient appartenu au disparu. Tout portait donc à croire que les restes découverts étaient bien ceux que nous cherchions. Pourtant, un doute subsistait dans mon esprit. J’avais le sentiment que tout avait été agencé, disposé, comme si une volonté extérieure avait tenu à faciliter la reconnaissance de ces restes. Tout concourait à prouver qu’il s’agissait bien de ceux de Lardin. Je notai cependant un détail : une tache noire au sommet du crâne, sur laquelle je reviendrai. L’acharnement à détruire la mâchoire jetait aussi un doute sur la présomption première.

Nicolas marqua une pause, pour reprendre haleine, et poursuivit :

— L’enquête portait aussi sur l’entourage du disparu. Rapidement, nous avons appris par le docteur Semacgus que Lardin avait organisé un souper dans une maison de plaisir, le Dauphin couronné. Durant cette soirée essentielle, le docteur Descart et Lardin s’étaient querellés et tous deux avaient quitté le bordel aux environs de minuit. Quant à Semacgus, il serait resté avec une fille jusqu’à trois heures du matin et n’aurait pas retrouvé son serviteur nègre, Saint-Louis, disparu lui aussi. Descart, interrogé, taisait sa soirée au Dauphin couronné et accusait Semacgus d’avoir tué son cocher. D’évidence, une rivalité opposait les deux hommes, autrefois liés.

— Jusqu’à présent, monsieur, s’impatienta Sartine, vous ne m’apprenez rien que je ne sache déjà.

— L’enquête au Dauphin couronné ouvrait de nouvelles voies. Il apparaissait que le ménage Lardin avait subi, dès l’origine, les retombées de la jeunesse agitée de Louise, et que Descart, cousin de Louise, avait détourné la fortune de ses parents et, par là même, se trouvait à l’origine de sa jeunesse débauchée. Lardin, malheureux dans son intérieur, recherchait des plaisirs mercenaires auprès des créatures de la Paulet. Joueur invétéré et pressé par les goûts de luxe de sa femme, il avait perdu une fortune et se trouvait soumis au chantage de malfaiteurs.

Le lieutenant général, inquiet de la direction périlleuse que prenait le récit, tapotait nerveusement le rebord de son bureau avec le stylet.

— De ces malfaiteurs, je ne dirai rien, reprit Nicolas, au soulagement de Sartine, ni des raisons qui les animaient. L’un d’eux pourtant nous intéressait. Il avait nom Mauval et sa présence obsédante avait été repérée alors qu’il nous espionnait à Montfaucon. Il se trouvait que ce Mauval était aussi l’amant de Louise Lardin. Il s’avérait également que Descart avait été attiré dans un piège au Dauphin couronné. Appâté par les propositions de la Paulet qui caressait ses penchants, il devait forcément tomber sur Lardin.

On entendit une voix étouffée qui protestait.

— Je répondais à la demande, dit la Paulet, c’est le client qui ordonne.

Nicolas ignora l’interruption.

— Cette rencontre et cette querelle apparaissaient donc nécessaires à un plan savamment préparé. Nous avons appris, par un autre témoignage, que le docteur Semacgus, loin d’avoir quitté l’établissement du faubourg Saint-Honoré après trois heures du matin, comme il l’avait d’abord affirmé, en était parti aux environs de minuit pour rejoindre le lit de Louise Lardin. Ainsi, au cours de cette nuit, personne n’avait d’alibi. Descart et Lardin disparaissent aux environs de minuit. Semacgus s’éclipse à la même heure. Saint-Louis, le cocher de Semacgus, n’est plus là. Louise Lardin, prétendument sortie pour aller entendre les vêpres ce soir-là, ne peut établir le lieu où elle se trouvait jusqu’à fort avant dans la nuit, comme le prouve le témoignage de sa cuisinière sur l’état de ses chaussures abîmées par la pluie ou par la neige. Le mystère reste entier mais l’un de ces personnages, le docteur Descart, va bientôt périr de mort violente, dans sa maison de Vaugirard. Les premières constatations sont ambiguës. Il paraît avoir été poignardé par une lancette à saignée. Tout incrimine le docteur Semacgus, invité par Descart à le rencontrer à l’heure de sa mort et qui avait toute latitude pour le tuer. Ou bien est-ce une ruse diabolique de ce même docteur Semacgus, qui entend par cet indice faire porter le soupçon sur lui-même d’une manière si ostensible qu’elle équivaut à l’innocenter ? Et que dire du personnage énigmatique dont le pas sautillant est noté par une mouche et dont je relève les petites empreintes sur le sol gelé ? Seule conséquence de tout cela, Descart ne peut plus raisonnablement faire partie de nos suspects. Alors ?

— Oui, alors ? fit Sartine.

— Alors, monsieur, nous avons affaire à une machination machiavélique dans laquelle les coupables sont parfois des victimes.

— Il y a de plus en plus de brouillard dans vos propos, Nicolas.

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Philosophe français (1715-1771). Fermier général, il collabora à l’Encyclopédie.