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Au début du mois d’avril, M. de Sartine lui fit part, sans ménagement excessif, de la mort du marquis de Ranreuil. Cette nouvelle frappa Nicolas d’un chagrin amer. Ainsi, il n’avait pas fait sa paix avec son parrain, à qui il devait tant et sans lequel il serait encore à végéter à Rennes dans une étude poussiéreuse et une fonction sans avenir. Le lieutenant général ne lui laissa guère le temps de mesurer sa peine. Après l’avoir observé un court instant, il lui annonça qu’ils se rendraient tous les deux, le lendemain, à Versailles, le roi ayant exprimé le désir que M. Le Floch lui fût présenté. Suivirent aussitôt une foule de recommandations sur les usages de la Cour, la tenue appropriée, le port de l’épée et l’exactitude requise. Nicolas n’avait jamais vu son chef aussi nerveux. M. de Sartine finit par conclure leur entretien d’un péremptoire « Votre bonne mine suppléera à tout, bon chien chasse de race. »

Le soir même, Nicolas demanda à Marion de brosser l’habit vert qu’il n’avait jamais eu l’occasion de revêtir. M. de Noblecourt lui prêta son épée de cour et la cravate en dentelle de Bruges qu’il avait portée à son mariage. Nicolas refusa de souper et se retira dans sa chambre. Son chagrin, que l’annonce de l’audience royale avait retenu, put alors se donner libre cours. Trop d’images remontaient de son passé : les retours de chasse, les parties d’échecs, les enseignements du marquis et tous les moments insignifiants et banalement heureux. Tous ces souvenirs avaient façonné peu à peu l’homme qu’il était devenu. La voix autoritaire de son parrain résonnait encore en lui. Le vieil aristocrate lui avait toujours manifesté une affection sans retenue. Nicolas regrettait qu’un destin mauvais les eût opposés et entraînés à un différend sans remède. L’image affaiblie d’Isabelle s’imposa puis disparut, pour laisser la place à un désespoir sans issue.

Le jour suivant s’annonça avec son cortège d’obligations. La demeure de la rue Montmartre était révolutionnée par des préparatifs fiévreux. Nicolas s’efforça d’endormir sa peine sous la succession des détails que nécessitait sa tenue. Un barbier fut appelé, qui le rasa et, pour la première fois, le jeune homme dut dissimuler sa chevelure naturelle sous une perruque poudrée. Après avoir revêtu son habit et noué la précieuse cravate, il se regarda dans un miroir et ne reconnut pas l’homme au regard sombre qui lui apparut. Un fiacre le conduisit à l’hôtel de Gramont, où il devait retrouver M. de Sartine. Il attendit un long moment dans le grand salon. Le lieutenant général de police le prit d’abord pour un étranger. Puis, les mains sur les hanches, il fit le tour du jeune homme en approuvant de la tête. Enchanté, il le complimenta sur sa tenue.

Dans le carrosse qui les conduisait à Versailles, M. de Sartine respecta le silence de Nicolas. Sans doute pensait-il qu’il traduisait l’émotion légitime dans laquelle un événement de cette importance devait forcément plonger le jeune homme. Or, Nicolas, qui ne connaissait pourtant ni Versailles ni la Cour, était à cent lieues d’un tel sentiment. Détaché de toute chose, il considérait l’agitation des mes. Tous ces passants anonymes disparaîtraient un jour, tous ceux qui se mouvaient sans un regard pour leur voiture et dont lui-même observait les mouvements sans distinguer les visages. Eux, Sartine et lui-même étaient des spectres en survie. L’avenir n’était que l’approche progressive d’une fin énigmatique qui viendrait à son heure. Qu’importait alors le jeu d’une existence consacrée à regretter le passé et à redouter la suite sans fin des chagrins et des deuils ?

Ils approchaient de Versailles. Nicolas fit appel à toute la foi de son enfance et soupira comme pour soulager le poids des choses inexprimées qui écrasait sa poitrine.

M. de Sartine se méprit sur son mouvement. Il n’attendait qu’un signe pour rompre un silence qui d’évidence lui pesait. Bonhomme, il entendait rassurer Nicolas. Il discourait sur la Cour en connaisseur. Versailles, disait-il, avait perdu sous le règne actuel l’éclat que Louis XIV lui avait donné. Le roi le délaissait souvent. C’était alors une vraie solitude, et il n’y restait personne que ceux qui ne pouvaient s’en dispenser. En revanche, quand le souverain était présent les courtisans s’y pressaient, chassaient avec lui mais se hâtaient, dès qu’ils le pouvaient, de regagner Paris et ses plaisirs. La plupart des ministres logeaient d’ailleurs dans la capitale.

Nicolas admira l’immense avenue qui traversait une ville aux bâtiments clairsemés au milieu de parcs et de jardins. La presse des voitures augmentait. Il se pencha par la portière et aperçut, dans l’éblouissement de cette journée de printemps, une masse imposante légèrement enveloppée de brume. Le bleu des ardoises, des éclats d’or, le jaune clair des pierres et les masses rouges de la brique annonçaient le palais des rois. Le carrosse déboucha bientôt sur la place d’Armes emplie d’une multitude de voitures, de chaises et de piétons. Il franchit la première grille monumentale décorée des armes de France pour entrer dans une première cour. Il s’arrêta devant une seconde grille, qui défendait l’accès de la cour royale. Sartine apprit à Nicolas que cette partie protégée s’appelait le « Louvre » et que seuls les carrosses ou les chaises dont les housses rouges attestaient que leurs occupants jouissaient des « honneurs » du palais pouvaient y pénétrer. Ils descendirent de la voiture que le cocher alla ranger de côté. Les deux gardes en justaucorps bleu rayé de longs galons d’or et d’argent à revers rouges les saluèrent avant qu’ils ne se dirigent vers les bâtiments à leur droite.

Nicolas, perdu, suivait M. de Sartine qui. d’un pas pressé, se frayait un chemin au milieu d’une foule de curieux et de courtisans. Il eut l’impression de pénétrer dans un gigantesque labyrinthe de galeries, de corridors et d’escaliers de toutes tailles. Le lieutenant de police, grand habitué des lieux, s’y déplaçait avec aisance. Le désarroi du jeune homme n’avait d’égal que celui qui s’était emparé de lui lors de son arrivée à Paris, deux années auparavant. Les regards qu’il devinait posés sur lui. inconnu accompagnant un personnage redouté, accentuaient encore son malaise. Il se sentait engoncé dans un habit qu’il portait pour la première fois. L’idée folle le saisit que quelqu’un allait soupçonner que la commande avait été passée pour un autre que lui. Il ne distingua rien de l’itinéraire emprunté et se retrouva dans une vaste pièce au milieu d’une douzaine de personnes qui faisaient cercle autour d’un homme de haute taille, qu’un valet aidait à retirer un habit bleu galonné d’or[85]. L’homme quittait sa chemise et se faisait essuyer. Un petit vieillard fardé et couvert de bijoux lui tendait la rechange. L’homme dictait quelques noms d’une voix morne à un huissier. Sartine poussa brutalement Nicolas du coude pour qu’il tire son chapeau. Il comprit alors qu’il se trouvait devant le roi. Il fut surpris des conversations qui continuaient à voix basse entre les quelques assistants présents. Un homme qu’il ne reconnut pas sur-le-champ s’approcha de lui et lui parla à l’oreille.

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85

Habit de chasse porté à Versailles. Chaque lieu de chasse ou chaque type de chasse pouvait avoir un habit particulier.