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Robert Charles Wilson

Les Affinités

PREMIÈRE PARTIE

Une maison par une nuit d’hiver

Quand, il y a deux ans, une obscure société de gestion de données a lancé ce qu’elle appelait « les Affinités », peu de monde y a fait attention. C’était une idée chimérique qui ne semblait guère prendre d’ampleur : il n’y a eu aucune campagne de publicité, à part dans quelques médias de quelques grandes villes, et la presse en a peu parlé même dans ces marchés-là. Mais quelque chose de surprenant était en train de se produire à notre insu…

Invité à participer à une réunion locale, je m’y suis rendu sans m’attendre à grand-chose. Je pensais tomber sur des personnes tout à fait ordinaires qu’on avait convaincues de payer annuellement le privilège de se flatter les unes les autres, concept commercial dont P.T. Barnum aurait sans doute tiré fierté. J’ai découvert à ma grande surprise dans cette réunion une véritable énergie — sociale, sexuelle, intellectuelle. Pris de la curiosité de savoir où tout cela conduisait, j’ai demandé à une jeune femme ce que les membres de son Affinité feraient à son avis dans vingt ou trente ans.

« On écrira nos mémoires, j’imagine, m’a-t-elle répondu en riant. Ou peut-être qu’on signera nos aveux. »

The Atlantic, « Téléodynamique, Meir Klein et l’ascension des Affinités » (article de fond)

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J’ai pris ma décision en voyant le sang dans le miroir. C’est le sang qui m’a fait changer d’avis.

J’y avais déjà réfléchi, bien entendu. J’avais découpé la publicité dans les dernières pages du journal gratuit local, consulté le site web, mémorisé l’adresse du centre de tests de la ville. J’étais nonchalamment passé devant le bâtiment plus tôt dans l’après-midi, m’attardant devant la porte en cuivre et en verre dépoli avec ce que je tentais de faire passer (surtout à mes propres yeux) pour une vague curiosité. Je m’étais imaginé entrant dans la fraîcheur et la lumière tamisée du hall derrière le logo InterAlia et changeant peut-être ainsi définitivement le cours de mon existence, mais j’avais fini par poursuivre mon chemin avec un haussement d’épaules… Était-ce prudence (mère de sûreté) ou manque de courage ? Franchement, je n’en ai pas la moindre idée.

En cédant à la tentation de pousser cette porte, j’aurais eu l’impression d’avouer ma propre médiocrité, confession à laquelle je n’étais pas prêt.

Mon visage plein de sang dans le miroir m’a fait changer d’avis.

Du bâtiment InterAlia, je suis parti à pied, plein sud, vers l’embarcadère du ferry où je devais retrouver Dex, mon ancien colocataire : nous avions prévu d’aller assister à un concert en plein air sur les îles de Toronto. Trop nombriliste pour m’intéresser aux informations, j’ignorais qu’une manif géante se déroulait dans le quartier des finances, c’est-à-dire exactement entre le lac et moi.

Je l’ai entendue avant de la voir. Le bruit rappelait celui d’un stade pendant un match, sans contenu identifiable, juste le bourdonnement ondulant d’une multitude de voix humaines. Deux rues plus loin, j’ai pensé : de voix humaines furieuses. Avec peut-être un ou deux mégaphones. J’ai ensuite tourné à un carrefour et c’est à ce moment-là que je l’ai vue. Une foule de manifestants bloquant la rue dans les deux sens et à peu près aussi facile à traverser qu’une rivière déchaînée. Mauvaise nouvelle, mes hésitations devant les bureaux d’InterAlia m’ayant déjà mis en retard.

Il s’agissait apparemment d’étudiants, d’universitaires et de syndicalistes qui, d’après leurs calicots, défilaient par cette chaude soirée de fin mai pour protester contre les nouvelles lois sur la dette et l’énorme hausse des frais d’inscription à l’université de Toronto. Dans une rue plus à l’ouest, là où le crépuscule couvait encore dans le ciel, une sérieuse échauffourée avait commencé. Tout le monde regardait dans cette direction et je me suis dit que cette odeur âcre dans l’air devait provenir des gaz lacrymogènes. Mais tout ce qui m’intéressait était d’arriver au lac, où il ferait peut-être un à deux degrés de moins, et d’y retrouver Dex, qui devait déjà m’en vouloir. J’ai donc continué vers l’est jusqu’à la prochaine intersection et voulu me frayer un chemin dans la foule compacte sur le passage piéton. Mauvaise idée, comme je l’ai compris dès que j’ai été emporté par la déferlante de chair humaine. Avant que j’aie vraiment progressé, une nouvelle menace ou un nouvel obstacle nous a tous forcés à resserrer nos rangs.

En tendant le cou — je suis plutôt grand —, j’ai aperçu des policiers en tenue antiémeute arriver par l’ouest en frappant leur bouclier avec leur matraque. Des grenades lacrymogènes lancées vers la foule ont tracé un arc de cercle de fumée et une femme à ma droite a tiré un bandana sur le bas de son visage. À un mètre de moi, un type en tee-shirt Propagandhi décoloré a grimpé sur le toit d’une automobile en stationnement pour jeter une bouteille de Dasani[1] sur les flics. J’ai essayé de faire demi-tour, mais on ne pouvait plus résister à la pression des corps.

Lorsqu’une ligne de police montée a fait son apparition au carrefour le plus proche, je me suis rendu compte que je pourrais bien, dans le pire des cas, me retrouver pris dans une arrestation massive et mis en détention. (Et qui appellerais-je, dans ce cas ? Ma famille dans l’État de New York serait à la fois abasourdie et outrée que je me sois fait arrêter, et mes quelques amis à Toronto, plutôt du genre étudiants sans le sou aux Beaux-Arts, n’étaient absolument pas en mesure de verser une caution.) La foule a fait une embardée vers l’est et j’ai tenté de gagner le trottoir le plus proche. Malgré quelques coups de coude dans les côtes, j’ai réussi à atteindre le côté nord de la rue. Je me suis retrouvé devant un café, fermé et barricadé, d’où quelques marches de béton descendaient toutefois à une seconde devanture, juste sous la rue… commerce lui aussi barricadé, mais j’ai trouvé un endroit où m’accroupir sous la cage d’escalier en béton.

J’ai gardé les yeux bien fermés pour me protéger des gaz lacrymogènes, aussi le peu que j’ai vu des événements a-t-il consisté en aperçus d’une netteté relative : surtout des jambes qui avançaient au niveau de la rue, à un moment les yeux écarquillés et la bouche paniquée en O d’une femme qui essayait de se relever. Quand un autre nuage de lacrymogène est descendu, je me suis couvert le visage avec mon tee-shirt en respirant par à-coups. Les clameurs cédaient à intervalles irréguliers la place à des hurlements, au martèlement industriel du cordon de policiers. La police montée est passée devant la niche où je m’étais caché, étrange alignement de jambes de cheval.

Je commençais à me croire tiré d’affaire quand un flic en tenue antiémeute a descendu les marches et m’a découvert accroupi dans l’ombre. Je voyais parfaitement son visage derrière le plastique éraflé de sa visière. Un type juste un peu plus âgé que moi, peut-être un des policiers à pied malmenés dans l’échauffourée. Il ne semblait pas moins effrayé que la femme qui était tombée quelques minutes plus tôt, avec les mêmes yeux écarquillés et nerveux. Mais en colère, aussi.

J’ai tendu les mains dans un geste hé, du calme. « Je ne suis pas avec eux », ai-je dit.

Je ne suis pas avec eux. Je n’aurais peut-être rien pu dire de plus lâche, même si ce n’était que la vérité. C’était quasiment mon mantra, bordel. J’aurais dû me le faire tatouer sur le front.

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Marque d’eau plate. (Toutes les notes sont du traducteur.)