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Le père de Jenny et le mien étaient amis et compagnons de boisson depuis plus de trente ans. Tous deux s’étaient lancés dans la vie avec un petit pécule familial et avaient amassé une fortune qui passait pour modeste selon les critères du comté d’Onenia. Propriétaire de vastes étendues de terres arables sans valeur au nord de la ville, le père de Jenny en avait fait des lotissements et centres commerciaux à la belle époque de Schuyler ; le mien avait transformé la quincaillerie dont il avait hérité en une chaîne de magasins de fournitures agricoles implantée dans tout l’État. Les deux familles avaient grandi ensemble. J’avais passé beaucoup de temps chez Jenny quand nous étions plus jeunes, puis l’alcoolisme de sa mère y avait rendu ma présence gênante et Jenny était alors devenue une Fisk honoraire.

Nous avons parlé de mamie Fisk en mangeant des pâtés impériaux. « Elle a toujours été la beatnik de la famille, ai-je raconté. Elle m’a montré son annuaire de terminale, un jour. Année 1957. Un lycée à Allentown. » C’est là que mon grand-père l’avait trouvée, quelques années plus tard, tenant un stand à la foire de cette ville. « Elle était incroyablement belle, en fait. De longs cheveux noirs, de la classe. Elle a laissé tomber l’université pour mener la vie de bohème pendant deux ou trois ans… elle adorait la musique folk, du moins jusqu’à son mariage, et même ensuite, elle filait parfois en douce à des concerts avec ses copines d’avant. Elle a plein de talons de billets dans son album photo.

— C’est vrai ? Elle ne m’a jamais parlé de tout ça. »

Et pour cause. Mon grand-père adorait Barry Goldwater[2] et jamais mamie Fisk n’avait exprimé une opinion différente. Le temps que mon père vienne au monde, elle avait définitivement remisé ses disques de Charlie Parker et de Bob Dylan. Elle voyait malgré tout des choses auxquelles les autres Fisk restaient aveugles. Si le monde était un puzzle, elle était attirée par les pièces qui n’y rentraient pas. « Tu sais bien comment elle était.

— Ouais. »

Jenny mesurait un mètre cinquante-huit pieds nus et s’habillait comme si elle ne voulait pas qu’on la remarque : jean et chemisier en coton, cheveux blonds noués si serré sur la nuque que c’en était douloureux à regarder. Des lèvres qui distribuaient les sourires comme des cadeaux, mais attristées par la maladie de mamie Fisk. Elle a penché la tête vers moi. « Alors qu’est-ce que tu deviens, là-haut, au Canada ? Et qu’est-ce qui t’est arrivé au visage ? »

Je lui ai raconté l’incident à la manif. « Te voilà donc devenu gauchiste mort-aux-vaches ?

— À vrai dire, ce que je me rappelle de ce flic, c’est son expression. Énervée, bien sûr, très remontée, mais aussi effrayée. Comme s’il m’avait fait quelque chose dont il n’était pas forcément fier. Dont il ne parlerait peut-être pas à sa femme en rentrant chez lui.

— Ou c’était peut-être juste un sale con.

— Possible.

— Il avait le choix. Il aurait pu te dire de circuler.

— Bien sûr, mais la situation le poussait fortement dans une direction. Ça me fait penser que la manière dont on se conduit avec les autres est merdique et complètement arbitraire. Il doit y avoir un meilleur moyen. » Et comme c’était Jenny et que je pouvais presque tout lui dire, je lui ai raconté que j’avais passé l’évaluation d’Affinité.

Elle a gardé le silence quelques instants avant de demander : « Ces groupes d’Affinités… c’est quoi, une espèce de club de rencontres ?

— Non, non, pas du tout. » Je lui ai parlé de Meir Klein et d’InterAlia. « En gros, j’en avais assez de n’avoir personne avec qui discuter, à part deux ou trois camarades de classe à Sheridan.

— Du coup, ils t’ont fabriqué un cercle social sur mesure, en quelque sorte ?

— Pas exactement, mais ouais, on se retrouve avec une nouvelle bande d’amis.

— Ah. Et ça marche vraiment ?

— Il paraît. Je ne sais pas encore.

— Bien bien bien. » Une expression typique de Jenny. Pour Ce qu’on me raconte ne me plaît pas, mais je n’ai pas l’intention d’en discuter. « Je devrais peut-être aller dans un de ces groupes, moi aussi.

— Pas sûr qu’il y en ait déjà à Schuyler.

— Mmh. Dommage pour toi, alors. Pour quand tu rentreras.

— Ce n’est pas pour demain. »

Elle a haussé les sourcils. « Mais je croyais que…

— Que quoi ?

— Avec mamie Fisk et tout…

— Je reste encore quelques jours, mais pas plus, je ne peux pas. Il faut que je trouve un stage pour cet été, déjà.

— Mais c’est elle qui payait tes études. »

Parce que mon père avait refusé de le faire. Mon « côté artistique », comme il disait, ne lui plaisait pas, et pour lui, tout diplôme autre qu’un MBA était une concession au libéralisme de lopette. Mais mamie Fisk s’était opposée à lui sur ce sujet. Elle ne pouvait pas lui dire comment dépenser son argent, mais elle était déterminée à se servir de ce qu’elle avait elle-même mis de côté pour financer mes études, même si cela créait des ennuis dans la famille… ce qu’on pouvait éviter, ne manquait-elle jamais d’ajouter, il suffisait pour cela que mon père consente à faire machine arrière et à la laisser rendre ce simple service à son plus jeune petit-fils. Qu’y avait-il de mal à ce qu’Adam s’engage dans une carrière distincte, même si cela impliquait en effet de dessiner ?

Jenny a posé sa main sur la mienne. « Je suis allé chez vous. J’ai entendu ce qui se disait. Je ne sais pas quelles dispositions mamie Fisk a pu prendre, mais elle n’a plus de capacité juridique. Elle a signé une procuration après son problème de vessie. C’est ton père qui décide, maintenant. »

J’ai reconduit Jenny chez elle. Les heures de visite étaient terminées : à l’hôpital d’Onenia, mamie Fisk se retrouvait seule avec les infirmières de nuit et le personnel d’entretien. Chez Jenny, à une douzaine de rues de la maison de mon père, aucune lumière aux fenêtres, à part dans le bureau au-dessus du garage. Ed Symanski devait s’y trouver, plongé dans sa comptabilité, à moins qu’il lise ou regarde Netflix. La mère de Jenny dormait sans doute. « Saoule à huit heures, ivre morte à dix », comme l’avait décrite Jenny. Ce qui n’excluait pas toute agitation nocturne : disputes sans provocation, jets de divers objets contre les murs. « Tu peux dormir chez nous, ce soir », ai-je proposé. Je savais qu’elle l’avait fait les jours précédents, arguant que les Fisk avaient besoin d’assistance durant cette période difficile.

Elle a secoué la tête. « Il faut bien que je sois à la maison de temps en temps. Mon père ne peut pas tout gérer par ses propres moyens. Merci quand même. » Nous nous sommes embrassés sans enthousiasme.

Une fois rentré, en vérifiant mes messages sur mon téléphone, j’ai découvert un courrier électronique dont l’expéditeur m’était inconnu : une certaine Lisa Wei.

Salut Adam. Je m’appelle Lisa et c’est moi qui accueille la prochaine réunion tau. Il y aura un mail collectif d’invitation, mais comme tu es nouveau, je voulais me présenter et t’inviter personnellement. Ça se passe samedi en quinze. Viens à 16 heures si tu veux aider à la préparer, 18 heures si tu veux dîner, 20 heures si tu veux juste bavarder avec tout le monde. La maison de tranche est près de la station de métro de Rosedale, les détails seront dans le mail collectif. En tout cas, viens, je t’en prie !!! La première rencontre semble toujours intimidante, mais crois-moi, c’est vraiment une fausse impression. J’ai hâte de faire ta connaissance !

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Barry Goldwater (1909–1998), sénateur de l’Arizona et candidat à l’élection présidentielle de 1964, est considéré comme l’artisan de la renaissance du mouvement conservateur aux États-Unis.