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C’était sympa, et dans d’autres circonstances, cette invitation m’aurait réjoui. Mais vu le point d’interrogation qui flottait sur mon avenir, j’ai dû faire une réponse qui ne m’engageait à rien.

J’ai pleuré mamie Fisk dans mon sommeil, cette nuit-là. Je ne pouvais pas le faire en plein jour, puisqu’elle n’était pas morte. Dans mon rêve, la perte était cependant totale. Je me suis réveillé en criant son nom. Heureusement, personne ne m’a entendu. Le bruit du vent à la fenêtre renforçait le sentiment de solitude, mais il était étrangement réconfortant et j’ai fini par réussir à me rendormir.

La présence de mamie Fisk avait joué dans la famille le rôle des barres de carbone dans un réacteur nucléaire : elle atténuait une force potentiellement explosive pour en faire œuvre utile. Sans elle, nous atteindrions forcément la masse critique. Le cœur radioactif instable étant bien entendu mon père.

Mais l’essentiel de ma semaine à Schuyler a été à peu près calme. Chaque journée commençait par un déplacement à l’hôpital, où nous restions plus longtemps quand mon père se faisait expliquer les choix qui s’offriraient une fois mamie Fisk sortie : il faudrait soit la placer en institution spécialisée, soit la soigner à la maison (possibilité qu’il a exclue assez rapidement). Les séances au chevet de mamie Fisk se sont raccourcies au fur et à mesure que nous assimilions la réalité de son état.

Elle ne s’est jamais véritablement rendu compte de notre présence. Ses yeux restaient immobiles derrière le papyrus de ses paupières. Je lui parlais malgré tout. Je lui racontais l’école de graphisme, je partageais avec elle mes incertitudes sur Jenny et sur notre avenir, j’ai même mentionné l’Affinité à laquelle j’appartenais désormais. C’était le genre de choses dont je discutais auparavant avec elle, et personne d’autre. Assis près de son corps vacant, je parvenais à imaginer ses réponses. Elle communiquait avec moi de la seule manière qui lui était possible : par l’intermédiaire du souvenir et de la nostalgie.

J’ai aussi tenu à passer du temps avec mon demi-frère de douze ans, Geddy. Mamie Fisk aurait apprécié, mais je n’avais pas besoin d’encouragements. J’aimais bien Geddy. C’était un garçon potelé et calme, facile à intimider, plus studieux qu’il ne le laissait voir, toutes ces caractéristiques me rappelant ce que j’étais à son âge. (À part le côté potelé : je faisais plutôt partie de ces gamins qu’il fallait pousser à se nourrir.) Le mercredi avant mon départ, Geddy m’a emmené dans sa chambre pour me montrer les posters que maman Laura l’avait à contrecœur autorisé à punaiser aux murs.

Geddy aurait sans doute été placé dans la partie hautement fonctionnelle du spectre autistique, si un diagnostic avait été posé. Ses obsessions successives (dont les cerfs-volants, l’architecture, les Lego, les histoires d’animaux héroïques et le groupe My Chemical Romance) étaient ses sujets de discussion préférés, aussi mon père les avait-il tous interdits à la table du dîner. Les posters que Geddy avait eu le droit d’afficher étaient une représentation du Rockefeller Center (« Il a été conçu par l’architecte Raymond Hood, le même qui a fait la Tribune Tower à Chicago ») et une photographie de Gerard Way en concert. Dans une petite bibliothèque en bois, on trouvait ses exemplaires d’abonné à Popular Mechanics, le seul magazine que mon père le laissait lire, et quelques vieux romans d’Albert Payson Terhune[3] provenant eux aussi de mon père. Dans un coin se dressait le bureau méticuleusement rangé sur lequel Geddy faisait ses devoirs. Il possédait un ordinateur portable pour le travail scolaire, mais on ne l’autorisait à accéder à Internet qu’une heure par jour et sous surveillance. Il tenait comme à la prunelle de ses yeux à un vieil iPod à molette cliquable, que ni mon père ni maman Laura n’avaient encore appris à nettoyer des fichiers interdits, chargé de musique de groupes emo et goth légèrement démodés.

À un moment, Geddy m’a confié regretter de ne pas avoir une bibliothèque plus grande et davantage de livres à ranger dedans. Je me suis dit qu’il commençait un peu à se lasser des colleys de Terhune. Mais il ne pouvait accéder aux téléchargements à sa guise et je savais d’expérience combien il était difficile d’acheter et de conserver des livres de poche sans que mon père s’en aperçoive. « Tu veux que je te montre un truc, Geddy ? »

Il a haussé les épaules, le regard fixe, ce qui signifiait oui.

Il y avait un grenier à l’ancienne, accessible par une échelle repliée au plafond dans le couloir du second étage. C’était une espèce de puits de l’oubli familial où on n’allait que très rarement. Nous avons attendu que la voie soit libre avant d’y monter. C’était dans le grenier que je conservais mes livres durant mon adolescence, dans le recoin le plus éloigné, à l’endroit où le toit rejoignait le sol, dissimulés sous la laine de verre rose d’une couche d’isolant mis à nu.

Ceux que j’avais cachés là s’y trouvaient encore et Geddy a écarquillé les yeux en les découvrant. Ils avaient le dos voûté et parfois cassé — c’était pour la plupart des livres d’occasion achetés dans une bouquinerie de la grand-rue qui avait fermé depuis —, mais leurs couleurs étaient brillantes et leurs couvertures intactes. Rien d’extraordinaire, principalement de la science-fiction et des policiers tout droit sortis du bac à cinquante cents. Mais Geddy m’a regardé d’un air impressionné. « Je peux les voir ?

— Les voir, les lire… comme tu veux, frangin.

— Mais ils sont à toi !

— Je n’en ai plus besoin. Je te les donne, si tu veux.

— Pour de vrai ?

— Bien sûr. Ne te fais pas prendre, par contre. Mais au cas où, tu peux rejeter la faute sur moi. C’est moi qui les ai introduits dans la maison. »

On aurait dit que je lui offrais tout un coffre de bijoux. C’était drôle et triste à la fois, ces yeux débordant de gratitude. Ce ne sont que de vieux bouquins, ai-je voulu dire. Mais ç’aurait été hypocrite. Certaines de ces histoires étaient bonnes. Assez grandes pour se cacher à l’intérieur. Et Geddy me semblait avoir besoin de toutes les cachettes qu’il pouvait dénicher.

La famille a atteint la masse critique la veille de mon départ.

Cet après-midi-là, en rentrant de l’hôpital avec Aaron, le reste de la famille étant monté dans la Navigator à gros cul de mon père, j’avais abordé le sujet des finances familiales. Je n’imaginais pas un instant qu’Aaron prenait mes intérêts à cœur. Il avait cinq ans de plus que moi, il était plus sportif, plus beau, sans doute plus intelligent, et représentait beaucoup mieux que moi ce que mon père considérait être les valeurs fondamentales de la famille. Il pouvait aussi être terriblement con. Mais j’avais besoin de savoir ce qui se passait et je pensais qu’il me répondrait avec un peu plus d’objectivité que mon père.

« Le problème, ai-je dit, c’est qu’il va falloir que je sache, pour les frais d’inscription et les dépenses de l’année prochaine. Il faut que je prenne mes dispositions. » Ou pas.

« Ça, il faut que t’en parles à papa. Mais c’est une période difficile pour lui. Alors tiens-en compte, Adam. Il n’y a pas que toi qui aimais mamie Fisk. Papa et elle n’ont pas toujours vu les choses du même œil, mais c’est sa mère. Et dans le fond, il l’a perdue. Ce serait faire preuve de bien peu de cœur que de parler argent en ce moment.

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3

Popular Mechanics est un magazine de vulgarisation scientifique qu’on peut comparer à Science & Vie. Quant à l’écrivain et éleveur de chiens Albert P. Terhune (1872–1942), il est surtout connu pour ses romans narrant les aventures de ses colleys.