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Michel : Je pense que dans ma génération d’officiers saint-cyriens, nous avons un devoir de témoignage de cette période difficile qui est allée de la guerre froide à cette situation instable des guerres asymétriques d’aujourd’hui. C’est donc un hommage que je veux rendre à tous les camarades dont j’ai suivi les parcours pendant ces vingt ans de DGSE, dont certains ont été blessés ou sont morts.

Grégoire : J’ai jugé utile de dire […] qu’il y a encore dans notre pays des gens qui sont prêts à s’investir, y compris des jeunes qui sortent d’études, dans un métier ingrat qui ne leur apportera ni gloire, ni honneur, ni argent. Aussi, j’avais à cœur de rendre hommage à tous les gens qui ont partagé ma vie professionnelle pendant quelques années. Une équipe formidable. Et puis, il y a mes proches, qui ont vécu et probablement souffert pendant des années de mes absences ou de mes silences. C’est aussi une manière de leur expliquer a posteriori pourquoi ça s’est passé comme ça…

Patrick : Je ne suis pas là pour raconter ma vie, mon œuvre. Je suis là pour rendre hommage aux jeunes qui sont actuellement au service, en train de servir pour le pays, et c’est ma façon à moi de leur dire que c’est une longue histoire, le service, et pour témoigner, et leur dire, de continuer comme ça, car je suis très fier d’eux.

Benoît : Je sais qu’aujourd’hui il y a des gens qui sont sans doute aussi performants, aussi engagés que nous — il suffit de suivre l’actualité pour comprendre où […] — dans des situations qui sont sans doute beaucoup plus exposées que celles où moi j’ai eu l’occasion de servir […]. D’ailleurs le résultat, enfin, malheureusement, les pertes que subit le service, le traduisent[7].

Daniel : Aujourd’hui, la France est confrontée à une menace terroriste d’une violence qu’elle n’a pas vécue depuis plus d’une dizaine d’années. Pour contrer cette menace qui nous touche dans l’Hexagone, mais aussi à l’étranger, eh bien, il y a besoin de renseignements, d’informations, et ce renseignement, cette information qu’on va chercher à l’étranger, c’est le travail des agents de la DGSE. Aujourd’hui, j’ai quitté la DGSE après y avoir servi pendant une vingtaine d’années et j’ai décidé de témoigner du travail de ses agents, un travail qui est souvent trop connu par ses échecs et rarement par ses succès que l’on cache, évidemment.

Norman : Bien souvent on ne parle du service que lorsque l’on a fait une opération qui n’a pas parfaitement marché, ou lorsqu’il y a eu un échec quelconque. On n’en parle pas lorsque l’opération a réussi, ce qui est normal d’ailleurs parce qu’on n’est pas censés faire de la pub pour le service. Mais il est bon, je pense, qu’une image positive soit donnée de temps en temps.

Hervé : Très franchement, on peut avoir un sentiment d’irritation parfois, ou de frustration, mais ce n’est pas structurant pour l’état d’esprit du clandestin. En tout cas, ce n’est pas le mien. On sait dès le départ que, si on se trompe, qu’on se fait détecter, qu’on commet une erreur sur le terrain et que la presse s’en empare, ce sera utilisé contre l’image de la DGSE. C’est la règle du jeu, on ne peut pas aller contre le sens du pouvoir médiatique, donc on fait avec.

Patrick : C’est plus avec le recul qu’on se rend compte que l’image qu’on peut avoir du service est soit déformée par ce qu’on voit dans la fiction, soit critiquée — c’est facile de critiquer puisqu’on n’a pas la possibilité de réagir !

Sandra : J’avais envie de parler du métier de ma propre voix et de ne pas la laisser au cinéma, à la presse, aux médias qui en donnent une image forcément tronquée dans un article de deux pages ou dans un documentaire de quelques dizaines de minutes. Au cinéma, l’objectif est plutôt de divertir. Le métier dont on va parler, c’est un métier, ce n’est pas un jeu.

Norman : En général, les films ne sont pas le reflet de l’action que l’on mène sur le terrain, c’est souvent du folklore.

Patrick : Dans les films, on a une heure trente pour donner de l’action, convaincre un public. Et souvent, c’est extrêmement condensé, c’est violent, pour donner envie de regarder, et ça, je le comprends tout à fait. Mais dans la réalité, ce n’est pas comme ça que ça se passe. Il faut du temps, de la patience, être low profile, des tas de choses qui sont très difficiles à transcrire.

Victor : James Bond est un très mauvais agent clandestin pour trois raisons principales. D’abord, il commet une faute monumentale : il dévoile son identité réelle. Un agent clandestin va chercher à tout prix, jusqu’au bout, à la cacher. Deuxième chose : James Bond ne prépare jamais ses missions. Il y va comme ça, c’est de l’improvisation complète. Or une mission improvisée, c’est une mission loupée. Dernier point : il casse toujours le matériel qu’on lui confie. Ça, vous le faites une fois, deux fois, et après, c’est fini !

Norman : On a moins de contacts avec le sexe féminin que lui, c’est sûr ! On a moins de moyens aussi, on se met moins en avant. La gueule des OT[8] n’est pas non plus celle des gens de cinéma…

Patrick : Au fil des ans, j’ai lu beaucoup d’interviews de gens du service qui ont raconté leur vie. On a un risque dans notre métier, c’est le risque de devenir mégalo, mytho. Certains peuvent se sentir frustrés, se dire : « On ne me connaît pas alors que j’ai fait des belles choses. » En fait, ce qui peut m’y choquer, c’est le « moi je », parce que c’est complètement antinomique avec le principe même d’un service de renseignement tel que la DGSE. Nous sommes des clandestins. J’ai été clandestin pendant dix-sept ans, ce n’est pas rien, ça a des conséquences familiales, personnelles. Je peux vous dire qu’entre nous, souvent, on sourit de ce qu’on peut lire dans ce genre de livres.

Hervé : Passer devant une caméra, c’est aller à l’encontre d’une philosophie qui, je crois, nous tient tous à cœur. Mais je pense que ce qui nous déplaît le plus, à nous, clandestins, c’est de laisser le champ libre à des gens qui parlent pour nous. Le message qu’on a à faire passer, il est très simple : on sert l’État, comme plein de gens servent l’État en France. Nous, on l’a servi d’une certaine manière, on en est contents, on n’en attend rien, ni gloire ni quoi que ce soit. Si [notre témoignage] peut renforcer un petit peu la considération, et amener à se rendre compte qu’il y a des gens qui prennent des risques tous les jours pour des valeurs aussi tarte à la crème que la sécurité du pays et le drapeau, peut-être qu’on aura posé notre pierre. Mais en aucun cas il ne s’agit de faire un discours à la gloire de notre profession… même si on en est très fiers !

II

Prélude afghan

Le 24 décembre 1979, l’URSS envahit l’Afghanistan. Absente de la zone, il faudra une demi-douzaine d’années à la DGSE, qui s’appelle encore le SDECE, pour s’y investir pleinement. Contrairement à d’autres services, elle ne cessera en revanche de s’y intéresser par la suite, faisant de cette région le théâtre d’à peu près tout ce qu’un service de renseignement peut mener comme actions. L’Afghanistan est donc le cadre idoine pour illustrer les propos de nos treize témoins. À commencer par Benoît. Tout jeune officier, il a le privilège, et la difficulté, de démarrer sa carrière dans le Service action (SA) avec ce qui est alors l’un des dossiers les plus brûlants de l’actualité internationale.

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7

L’année dernière, la DGSE a perdu huit des siens dans le cadre des opérations menées en Libye.

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8

Officiers traitants.