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– Ce fut moi! l’interrompit M. Baruque.

– Parfait! répliqua Militaire avec humeur. Ce fut vous. Mais lequel de nous deux cria: «Ô ciel! une femme! Pas possible!»

– C’était donc une femme? demanda Cascadin, curieux.

– Oui, blanc-bec, en noir et radicalement évanouie. Les chevaux s’étaient refusés à l’écraser, étant doués de cet instinct par les naturalistes.

– Nous la relevâmes et nous la portâmes ici, et en retrouvant ses sens, le pauvre jeune homme murmura: Ô ma mère!

– Comment! le jeune homme! fit-on de toutes parts. Quel jeune homme?

– Monsieur Gondrequin, déclara Baruque, vous avez raté votre tire-l’œil! Retouchez ça!

– C’était lui! gronda Militaire. Tout le monde avait deviné! N’est-ce pas, les enfants, que vous l’aviez deviné? Néanmoins, j’intercale que la femme en noir était un déguisement sous lequel l’étranger cachait son sexe, et ses malheurs. Est-ce clair maintenant? Personne n’a jamais connu son secret. Si M. Baruque le sait, qu’il le dise: ça me fera plaisir. Après quelques mois de maladie, Monsieur et Madame, séduits par ses bonnes qualités, lui proposèrent la main de Mademoiselle, briguée par M. Baruque, ici présent. Attrape!

– Et par vous, rectifia Rudaupoil, ah! mais!

Militaire exhala un large soupir.

– Elle a mal fini, murmura-t-il, mais elle avait du zest! Je pense à elle annuellement, à la périodicité de la fête de M. Cœur. L’étranger ne voulut pas de Mademoiselle, il eut raison à cause des mœurs. Néanmoins, Monsieur et Madame l’installèrent dans le pavillon du bout à faire des portraits et des paysages, et des frivolités qui sont jolies, si on veut, mais qui ne valent rien en foire.

– M. Cœur est un vrai peintre, voilà tout! laissa tomber Baruque solennellement.

– Rien en foire! répéta Gondrequin. La preuve, c’est qu’ayant été institué à l’unanimité Cœur d’Acier en chef et patriarche de l’atelier après le décès de M. et Mme Lampion, arrivé d’après les lois de la nature, par suite d’excès habituels et ripailles indéfinies, M. Cœur a eu la bonté de nous donner ici et là un coup de fion [3] à nos toiles. C’était superbe. On croyait qu’on allait gagner des sommes. Nisco!

Les clients, quand ils ont vu des jambes en proportion, des yeux posés d’ensemble et des bras bien d’aplomb se sont fâchés tout net, disant: Est-ce qu’on nous prend pour des bourgeois?

«Par conséquence, M. Cœur est l’honneur et le lustre de l’atelier; mais ne faut pas qu’il y touche! Tout va bien, pourvu qu’il ne mette pas la main à la pâte. La foire veut ça; le génie y remplace l’éducation. Vive tout de même M. Cœur! pour le jour de sa fête!

La voix de M. Baruque ne se mêla point à l’acclamation générale qui ponctua le discours de Militaire. C’était pourtant un fanatique de M. Cœur. Depuis quelques secondes, il ne s’occupait plus de son rival et ami M. Gondrequin. Le groupe au centre duquel pérorait Similor attirait de nouveau son attention. Pendant que Gondrequin, changeant de sujet, parlait avec tristesse à ses rapins de loups-cerviers, de bande noire, de la maison mise en vente et de l’atelier menacé d’exil, M. Baruque, demi-caché derrière le tuyau du poêle, écoutait attentivement Similor, qui, serré de près par Mlle Vacherie, l’Ours, le Physicien, l’Albinos, le Poète et le premier rôle, disait mystérieusement:

– Méfiance! La chose de «fera-t-il jour demain» est en baisse pour le quart d’heure actuel, mais on peut encore piquer une affaire de temps en temps. J’ai eu cent francs pour m’avoir promené un petit peu au coin de la rue Cassette, le jour qu’ils ont monté chez le notaire du numéro 3 par la fenêtre… Si ça vous va de travailler, on vous présentera, mais pas un mot à l’imbécile, là-bas: c’est pas un homme! Il a descendu au sexe de nourrice!

Il montrait du doigt Échalot, qui, à bout de patience, venait de fourrer d’autorité le morceau de cervelas dans la gorge de Saladin. L’enfant, étouffé, criait avec désespoir. Échalot, heureux de son succès, lui tapait doucement entre les deux épaules, disant:

– Tu vois bien que c’était pas la mer à boire! te voilà sevré sans t’en apercevoir, et tu me le dois, Saladin, pour le reste de tes jours!

Le malheureux enfant fut secoué par une dernière convulsion et resta sans mouvement.

– C’est ça, approuva Échalot. Fais ton petit dodo; moi, je vais déjeuner.

En ce moment, Cascadin, le dernier des derniers, ouvrit à deux battants la porte de l’atelier et s’écria d’une voix retentissante:

– Les loups-cerviers!

Puis il ajouta en tirant sa casquette.:

– C’est pour avoir l’honneur de vous annoncer la bande noire qui vient jouer avec nous à «ôte-toi de là que je m’y mette»! Saluez!

IV La bande noire

Cascadin s’effaça, agitant sa casquette de papier avec un respect ironique, et la bande noire entra. L’atelier Cœur d’Acier avait fini le déjeuner; Gondrequin-Militaire venait justement de flétrir, à son point de vue, les dépeceurs de maisons. Ces pauvres bandes noires ont contre elles tous les gens qu’elles molestent et bien d’autres encore; elles sont rangées a priori parmi les choses haïssables. Du sein d’un nuage épais, alimenté par toutes les pipes allumées, rapins, clients et modèles jetèrent aux nouveaux venus un regard hostile.

La bande noire, ici, était représentée par deux charmantes jeunes filles, portant sous leurs fourrures de fraîches toilettes du matin, et par un homme à l’aspect triste et doux qui, certes ne réalisait point le type du «loup cervier», abominé à tous les étages de l’art. L’atelier Cœur d’Acier, nous le voulons bien, n’occupait aucun étage d’art; il habitait les caves à une très grande profondeur, mais tout rapin possède un grain de chevalerie, lors même qu’il balaye avec une lavette, trempée dans un sceau, les atroces toiles de la foire. La vue de Nita et de Rose avait tout à coup modifié les dispositions de ce peuple étranger qui fit la haie et mit casquette bas.

Seule, Mlle Vacherie, dit en grimaçant de dédain:

– Tiens! c’est deux puces avec un bourgeois! Excusez!

Nous savons que Nita était partie de l’hôtel de Clare avec l’intention de «bien s’amuser»; il s’agissait de voir une des plus grotesques curiosités de la sauvagerie parisienne.

Sa conversation avec Rose, cependant, avait changé son humeur et ramené son esprit à des pensées d’un tout autre ordre. Nita était d’un caractère vaillant, franc et gai; son enfance s’était écoulée près de son père, dans une sorte de solitude errante, au milieu d’un luxe austère et presque royal. Puis était venue cette année de deuil, passée au Sacré-Cœur où tout le monde, maîtresses et pensionnaires, l’avait traitée en princesse. Le premier essai de ce qu’on appelle le «plaisir» avait eu lieu pour elle seulement depuis son retour à l’hôtel de Clare, habité maintenant par le comte et la comtesse du Bréhut. On voyait là une nombreuse et brillante société où Nita, sans y regarder de bien près, découvrait pourtant de bizarres mélanges.

Peut-être n’en était-elle pas encore à creuser ce sujet de réflexions.

Beaucoup de familles, dont les beaux noms sonnaient sans cesse à son oreille du temps de son père, fréquentaient toujours l’hôtel et venaient aux grands lundis de Mme la comtesse; mais il y avait, dans l’intimité, des hôtes dont le blason n’avait certes point pris ses émaux aux croisades. La comtesse elle-même, qui était une femme de grand ton, de grand esprit, avait parfois d’étranges moments, et ressemblait alors à une excellente comédienne que son rôle fatigue.

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[3] Donner le coup de fion: mettre la dernière touche à l’ouvrage (Note du correcteur – ELG.)