Il se redressa tout droit et poussa un vigoureux soupir.
– Je l’ai! s’écria-t-il. J’ai mon commencement! Fixe!
Et, changeant de ton pour prendre un accent sonore et emphatique, il chanta à pleine voix:
– Honoré patron, bienveillants camarades.
«L’an passé, je débutais en disant: Le temps fuit, car il a des ailes…
À ces mots, une véritable tempête de bravos éclata et M. Cœur lui-même, pris d’un bon rire, battit des mains paternellement.
Gondrequin-Militaire profita de l’orage pour s’essuyer encore le front, et poursuivit, quand l’enthousiasme lui permit de se faire entendre:
– À la bonne heure! cette fois-ci, ça y est! Ce qui précède faisait partie intégrante de l’impromptu; en conséquence, je ne peux pas repousser vos suffrages.
Ça continuait comme ça sur le même ton, un petit peu, après lequel on passait aux circonstances favorables du milieu et au cours des saisons qui ont déjà été mentionnées pour amener la périodicité annuelle. À la suite, toujours dans le milieu, il y avait la gloire de l’atelier et sa prospérité constante, grâce à ce que M. Cœur paye le loyer et pousse à la roue dans la limite de sa générosité, nous n’étant pas des comptables et aimant mieux bambocher que la caisse d’épargne… c’était un tire-l’œil d’occasion, préparé pour l’effet de l’ensemble. Les applaudissements ainsi commandés vinrent à l’ordre.
– C’est bon, continua Militaire. On l’a bien gagné, et après, il y avait des choses insignifiantes, en masse, pour arrondir et arriver tout doucement au tire-l’œil de la fin: le bouquet. Silence dans les rangs! Je me souviens du textuel. Ça se terminait donc comme l’an dernier: «M. Cœur est le cœur des Cœurs d’Acier, ah, mais! qu’est-ce qu’est l’atout? du cœur! Il possède les nôtres! De fil en aiguille, on n’a pas l’habitude d’oublier l’estomac dans un repas de corps servi de chez Flicoteaux, qui nous attend. Allons-y, puisque l’heure est favorable de choquer les verres en l’honneur de la fidélité. Vive le patron et la salade!
– Et vive M. Gondrequin-Militaire! hurla Cascadin au milieu du joyeux tumulte qui suivit cette péroraison. Il a remporté le grand prix d’honneur du discours français, comme l’an dernier. À la soupe!
Une seconde boîte éclata. En même temps, l’orchestre de la famille Vacherie, composé de deux clarinettes, d’un cornet à pistons, d’un trombone, de deux grosses caisses et de quatre tambours, attaqua un morceau tendre et doux, analogue à la circonstance. Aux sons de cette musique nationale, le roi, ses ministres et le peuple se dirigèrent processionnellement vers l’atelier, décoré à la hâte, mais avec un goût exquis, à l’aide de toutes les loques qui étaient le mobilier industriel de l’association. Par une innovation heureuse, M. Baruque avait attaché un petit lampion sous chaque cadavre de rat formant l’illustre guirlande; cela faisait un joli effet, non sans produire d’assez fortes odeurs.
Dans l’atelier, une table immense manquant de nappes et de niveau, mais couverte d’abondantes ratatouilles, attendait les convives. Il y avait des dames.
Nous regrettons de ne pas donner ici une pleine description de ce festin, remarquable par la simplicité des mets et l’appétit unanime des convives. Sauf quelques légers désagréments occasionnés par les dames, tout se passa dans l’ordre le plus parfait. L’orchestre Vacherie fut prié de se taire et des voix autorisées racontèrent à la ronde les traits les plus saillants de la vie des hommes illustres. Ces héros, inconnus à Plutarque, se nommaient, chacun l’a deviné, Muchamiel, Tamerlan, Quatrezieux, etc. Quelques anecdotes de fantaisie exhumaient des personnalités moins célèbres. Ainsi furent mis sur le tapis: Mouffetard, premier tire-l’œil sous le règne de M. Potence; Chalumeau, toujours vêtu de chefs-d’œuvre parce qu’il rachetait les vieilles enseignes pour s’en faire des redingotes, et Pompier, le dévorant, chassé de l’atelier pour avoir fait cuire le mouton à six pattes.
Comme excuse Pompier alléguait pourtant qu’il n’avait mangé ni la cinquième, ni la sixième qui étaient de bois.
Ainsi mêlant le plaisant au sévère les associations trouvent au sein de leur propre histoire le drame, la comédie, l’épopée parfois, toujours l’intérêt puissant qui, grandi à la taille d’un empire, devient le sentiment national. Bien des gens confondent ce levier avec l’égoïsme, moi, un dîner de barbistes [5] m’émeut jusqu’aux larmes. Il est bien doux surtout d’assister aux discours de la fin.
Au milieu de ces vieux enfants, incapables de se gouverner eux-mêmes et dont il avait été longtemps le salut, notre Roland ne jouait pas un rôle aussi ridicule que le pourraient penser quelques esprits dédaigneux. Entre lui et ses pauvres vassaux la ligne de démarcation était parfaitement tranchée, sans qu’il y eût de sa part aucune ombre de fierté. Il les aimait, ils l’adoraient, mais la nature avait mis entre eux une distance que nul ne songeait à franchir, excepté lui, Roland, qui était bon prince.
Ceci est excellent de rois à sujets, et rare.
D’ordinaire, Roland apportait parmi son petit peuple une gaieté communicative et franche. Il n’était jamais le dernier à rire d’une bonne charge, et Cascadin osait tout devant lui. Ce jour-là, au milieu de la joie générale, il garda une figure sereine, mais un peu rêveuse. Plus d’un observateur pensa et dit, entre le potage et le dessert: «M. Cœur est amoureux.»
Quand on servit le gâteau monumental, portant, écrits en lettres candies sur la croûte dorée, ces mots sacramentels: «l’atelier Cœur d’Acier à son maître», M. Cœur se leva et parla comme d’habitude brièvement et joyeusement, mais je ne sais pourquoi l’impression produite par ses paroles tourna en mélancolie.
On avait vu Rudaupoil essuyer furtivement une larme. Militaire pleurait abondamment; il est vrai qu’il avait le vin humide tous les ans.
M. Baruque, au contraire, buvait roide et sec. Il devenait coupant à la troisième bouteille. Une larme à cette dure paupière était, pour employer le langage de MM. les artistes en foire un «phénomène». Cascadin, en le voyant pleurer, dit: «Il va mourir!»
Malgré les recommandations du patron, M. Baruque avait noyé son chagrin à grands verres. Sa figure tannée avait pris des tons rouges et son petit œil luisait sous ses gros sourcils.
Quand on se leva de table, il dit tout bas à Militaire:
– L’animal est bien bâti et son Échalot le défendra peut-être. Prêtez-moi un coup de main, l’ancien, nous le ramènerons chacun par une oreille.
Militaire resta la bouche ouverte à le regarder. Tout ceci était de l’hébreu pour lui.
– On sait ce qu’on sait, reprit M. Baruque. Ça n’est pas inutile d’avoir des yeux derrière le dos et de sortir ses oreilles de sa poche en temps et lieu. Motus, et prenez votre vareuse, si vous avez du cœur. C’est pour le patron.
– Pour le patron! s’écria Gondrequin. Faut-il traverser les feux de l’enfer? Un mot d’explication, Rudaupoil, au nom de l’amitié!
– Ça se dira en route, répliqua M. Baruque. C’est un sauvage. Faut l’avoir mort ou vif. En avant.
Ils s’esquivèrent et sortirent par la porte qui donnait en face de la maison du bon Jaffret. Leur absence ne fut point remarquée au milieu de l’allégresse générale qui devenait de plus en plus bruyante. Cascadin, grand artificier, mettait le feu aux soleils, aux tourniquets, aux fusées qui brûlaient tant bien que mal sous les fenêtres de l’atelier, et un chœur formidable saluait chaque étincelle.