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Boulatruelle, du reste, en dehors de l’identité qu’il ne réussissait point à ressaisir, fit des rapprochements et des calculs. Cet homme n’était pas du pays. Il y arrivait. À pied, évidemment. Aucune voiture publique ne passe à ces heures-là à Montfermeil. Il avait marché toute la nuit. D’où venait-il? De pas loin. Car il n’avait ni havre-sac, ni paquet. De Paris sans doute. Pourquoi était-il dans ce bois? pourquoi y était-il à pareille heure? qu’y venait-il faire?

Boulatruelle songea au trésor. À force de creuser dans sa mémoire, il se rappela vaguement avoir eu déjà, plusieurs années auparavant, une semblable alerte au sujet d’un homme qui lui faisait bien l’effet de pouvoir être cet homme-là.

Tout en méditant, il avait, sous le poids même de sa méditation, baissé la tête, chose naturelle, mais peu habile. Quand il la releva, il n’y avait plus rien. L’homme s’était effacé dans la forêt et dans le crépuscule.

– Par le diantre, dit Boulatruelle, je le retrouverai.

Je découvrirai la paroisse de ce paroissien-là. Ce promeneur de patron-minette a un pourquoi, je le saurai. On n’a pas de secret dans mon bois sans que je m’en mêle.

Il prit sa pioche qui était fort aiguë.

– Voilà, grommela-t-il, de quoi fouiller la terre et un homme.

Et, comme on rattache un fil à un autre fil, emboîtant le pas de son mieux dans l’itinéraire que l’homme avait dû suivre, il se mit en marche à travers le taillis.

Quand il eut fait une centaine d’enjambées, le jour, qui commençait à se lever, l’aida. Des semelles empreintes sur le sable çà et là, des herbes foulées, des bruyères écrasées, de jeunes branches pliées dans les broussailles et se redressant avec une gracieuse lenteur comme les bras d’une jolie femme qui s’étire en se réveillant, lui indiquèrent une sorte de piste. Il la suivit puis il la perdit. Le temps s’écoulait. Il entra plus avant dans le bois et parvint sur une espèce d’éminence. Un chasseur matinal qui passait au loin sur un sentier en sifflant l’air de Guillery lui donna l’idée de grimper dans un arbre. Quoique vieux il était agile. Il y avait là un hêtre de grande taille, digne de Tityre et de Boulatruelle. Boulatruelle monta sur le hêtre, le plus haut qu’il put.

L’idée était bonne. En explorant la solitude du côté où le bois est tout à fait enchevêtré et farouche, Boulatruelle aperçut tout à coup l’homme.

À peine l’eut-il aperçu qu’il le perdit de vue.

L’homme entra, ou plutôt se glissa, dans une clairière assez éloignée, masquée par de grands arbres, mais que Boulatruelle connaissait très bien, pour y avoir remarqué près d’un gros tas de pierres meulières, un châtaignier malade pansé avec une plaque de zinc clouée à même sur l’écorce. Cette clairière est celle qu’on appelait autrefois le fonds Blaru [64]. Le tas de pierres, destiné à on ne sait quel emploi, qu’on y voyait il y a trente ans, y est sans doute encore. Rien n’égale la longévité d’un tas de pierres, si ce n’est celle d’une palissade en planches. C’est là provisoirement. Quelle raison pour durer!

Boulatruelle, avec la rapidité de la joie, se laissa tomber de l’arbre plutôt qu’il n’en descendit. Le gîte était trouvé, il s’agissait de saisir la bête. Ce fameux trésor rêvé était probablement là.

Ce n’était pas une petite affaire d’arriver à cette clairière. Par les sentiers battus, qui font mille zigzags taquinants, il fallait un bon quart d’heure. En ligne droite, par le fourré, qui est là singulièrement épais, très épineux et très agressif, il fallait une grande demi-heure. C’est ce que Boulatruelle eut le tort de ne point comprendre. Il crut à la ligne droite; illusion d’optique respectable, mais qui perd beaucoup d’hommes. Le fourré, si hérissé qu’il fût, lui parut le bon chemin.

– Prenons par la rue de Rivoli des loups, dit-il.

Boulatruelle, accoutumé à aller de travers, fit cette fois la faute d’aller droit.

Il se jeta résolument dans la mêlée des broussailles.

Il eut affaire à des houx, à des orties, à des aubépines, à des églantiers, à des chardons, à des ronces fort irascibles. Il fut très égratigné.

Au bas du ravin, il trouva de l’eau qu’il fallut traverser.

Il arriva enfin à la clairière Blaru, au bout de quarante minutes, suant, mouillé, essoufflé, griffé, féroce.

Personne dans la clairière.

Boulatruelle courut au tas de pierres. Il était à sa place. On ne l’avait pas emporté.

Quant à l’homme, il s’était évanoui dans la forêt. Il s’était évadé. Où? de quel côté? dans quel fourré? Impossible de le deviner.

Et, chose poignante, il y avait derrière le tas de pierres, devant l’arbre à la plaque de zinc, de la terre toute fraîche remuée, une pioche oubliée ou abandonnée, et un trou.

Ce trou était vide.

– Voleur! cria Boulatruelle en montrant les deux poings à l’horizon.

Chapitre II Marius, en sortant de la guerre civile, s’apprête à la guerre domestique

Marius fut longtemps ni mort, ni vivant. Il eut durant plusieurs semaines une fièvre accompagnée de délire, et d’assez graves symptômes cérébraux causés plutôt encore par les commotions des blessures à la tête que par les blessures elles-mêmes.

Il répéta le nom de Cosette pendant des nuits entières dans la loquacité lugubre de la fièvre et avec la sombre opiniâtreté de l’agonie. La largeur de certaines lésions fut un sérieux danger, la suppuration des plaies larges pouvant toujours se résorber, et par conséquent tuer le malade, sous de certaines influences atmosphériques; à chaque changement de temps, au moindre orage, le médecin était inquiet. – Surtout que le blessé n’ait aucune émotion, répétait-il. Les pansements étaient compliqués et difficiles [65], la fixation des appareils et des linges par le sparadrap n’ayant pas encore été imaginée à cette époque. Nicolette dépensa en charpie un drap de lit «grand comme un plafond», disait-elle. Ce ne fut pas sans peine que les lotions chlorurées et le nitrate d’argent vinrent à bout de la gangrène. Tant qu’il y eut péril, M. Gillenormand, éperdu au chevet de son petit-fils, fut comme Marius; ni mort ni vivant.

Tous les jours, et quelquefois deux fois par jour, un monsieur en cheveux blancs, fort bien mis, tel était le signalement donné par le portier, venait savoir des nouvelles du blessé, et déposait pour les pansements un gros paquet de charpie.

Enfin, le 7 septembre, quatre mois [66], jour pour jour, après la douloureuse nuit où on l’avait rapporté mourant chez son grand-père, le médecin déclara qu’il répondait de lui. La convalescence s’ébaucha. Marius dut pourtant rester encore plus de deux mois étendu sur une chaise longue à cause des accidents produits par la fracture de la clavicule. Il y a toujours comme cela une dernière plaie qui ne veut pas se fermer et qui éternise les pansements, au grand ennui du malade.

Du reste, cette longue maladie et cette longue convalescence le sauvèrent des poursuites. En France, il n’y a pas de colère, même publique, que six mois n’éteignent. Les émeutes, dans l’état où est la société, sont tellement la faute de tout le monde qu’elles sont suivies d’un certain besoin de fermer les yeux.

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[64] Hugo n'avait pas encore jusqu'ici nommé cette clairière. Blaru était le pseudonyme sous lequel Léonie Biard, puis d'Aunet, signait ses livres: Thérèse de Blaru. Il est possible qu'elle ait accompagné Hugo dans le bref voyage que celui-ci fit en septembre 1845 à Montfermeil, juste avant d'entreprendre la rédaction des Misérables. Dans ce cas, Léonie aurait profité de quelques jours de liberté entre sa sortie de prison, où elle venait de passer deux mois, et son entrée au couvent des Augustines où elle devait purger six mois le reste de la peine infligée après le flagrant délit d'adultère. Pourquoi Hugo donna-t-il ce nom à cette clairière au trésor? On peut rêver. Mais il faut noter que le nom de plume de Léonie n'était inconnu de personne. Sinon, peut-être, de Juliette.

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[65] On peut voir dans ce détail un souvenir du grave anthrax dont Hugo avait souffert tout l'été 1858, mettant en danger ses jours et l'empêchant d'écrire de fin juin à septembre.

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[66] Y. Gohin note que cela fait trois mois (6 juin – 7 septembre) et non quatre, mais que la date du 7 septembre étant celle où Hugo apprit la mort de sa fille dans la presse, elle a sans doute appelé ce nombre 4, jour où Léopoldine s'était noyée (4 septembre).