– Non.
– Est-ce que vous êtes triste?
– Non.
– Embrassez-moi. Si vous vous portez bien, si vous dormez bien, si vous êtes content, je ne vous gronderai pas.
Et de nouveau elle lui tendit son front.
Jean Valjean déposa un baiser sur ce front où il y avait un reflet céleste.
– Souriez.
Jean Valjean obéit. Ce fut le sourire d’un spectre.
– Maintenant, défendez-moi contre mon mari.
– Cosette!… fit Marius.
– Fâchez-vous, père. Dites-lui qu’il faut que je reste. On peut bien parler devant moi. Vous me trouvez donc bien sotte. C’est donc bien étonnant ce que vous dites! des affaires, placer de l’argent à une banque, voilà grand’chose. Les hommes font les mystérieux pour rien. Je veux rester. Je suis très jolie ce matin; regarde-moi, Marius.
Et avec un haussement d’épaules adorable et on ne sait quelle bouderie exquise, elle regarda Marius. Il y eut comme un éclair entre ces deux êtres. Que quelqu’un fût là, peu importait.
– Je t’aime! dit Marius.
– Je t’adore! dit Cosette.
Et ils tombèrent irrésistiblement dans les bras l’un de l’autre.
– À présent, reprit Cosette en rajustant un pli de son peignoir avec une petite moue triomphante, je reste.
– Cela, non, répondit Marius d’un ton suppliant. Nous avons quelque chose à terminer.
– Encore non?
Marius prit une inflexion de voix grave:
– Je t’assure, Cosette, que c’est impossible.
– Ah! vous faites votre voix d’homme, monsieur. C’est bon, on s’en va. Vous, père, vous ne m’avez pas soutenue. Monsieur mon mari, monsieur mon papa, vous êtes des tyrans. Je vais le dire à grand-père. Si vous croyez que je vais revenir et vous faire des platitudes, vous vous trompez. Je suis fière. Je vous attends à présent. Vous allez voir que c’est vous qui allez vous ennuyer sans moi. Je m’en vais, c’est bien fait.
Et elle sortit.
Deux secondes après, la porte se rouvrit, sa fraîche tête vermeille passa encore une fois entre les deux battants, et elle leur cria:
– Je suis très en colère.
La porte se referma et les ténèbres se refirent.
Ce fut comme un rayon de soleil fourvoyé qui, sans s’en douter, aurait traversé brusquement de la nuit.
Marius s’assura que la porte était bien refermée.
– Pauvre Cosette! murmura-t-il, quand elle va savoir…
À ce mot, Jean Valjean trembla de tous ses membres. Il fixa sur Marius un œil égaré.
– Cosette! oh oui, c’est vrai, vous allez dire cela à Cosette. C’est juste. Tiens, je n’y avais pas pensé. On a de la force pour une chose, on n’en a pas pour une autre. Monsieur, je vous en conjure, je vous en supplie, monsieur, donnez-moi votre parole la plus sacrée, ne le lui dites pas. Est-ce qu’il ne suffit pas que vous le sachiez, vous? J’ai pu le dire de moi-même sans y être forcé, je l’aurais dit à l’univers, à tout le monde, ça m’était égal. Mais elle, elle ne sait pas ce que c’est, cela l’épouvanterait. Un forçat, quoi! on serait forcé de lui expliquer, de lui dire: C’est un homme qui a été aux galères. Elle a vu un jour passer la chaîne [107]. Oh mon Dieu!
Il s’affaissa sur un fauteuil et cacha son visage dans ses deux mains. On ne l’entendait pas, mais aux secousses de ses épaules, on voyait qu’il pleurait. Pleurs silencieux, pleurs terribles.
Il y a de l’étouffement dans le sanglot. Une sorte de convulsion le prit, il se renversa en arrière sur le dossier du fauteuil comme pour respirer, laissant pendre ses bras et laissant voir à Marius sa face inondée de larmes, et Marius l’entendit murmurer si bas que sa voix semblait être dans une profondeur sans fond: – Oh, je voudrais mourir!
– Soyez tranquille, dit Marius, je garderai votre secret pour moi seul.
Et, moins attendri peut-être qu’il n’aurait dû l’être, mais obligé depuis une heure de se familiariser avec un inattendu effroyable, voyant par degrés un forçat se superposer sous ses yeux à M. Fauchelevent, gagné peu à peu par cette réalité lugubre, et amené par la pente naturelle de la situation à constater l’intervalle qui venait de se faire entre cet homme et lui, Marius ajouta:
– Il est impossible que je ne vous dise pas un mot du dépôt que vous avez si fidèlement et si honnêtement remis. C’est là un acte de probité. Il est juste qu’une récompense vous soit donnée. Fixez la somme vous-même, elle vous sera comptée. Ne craignez pas de la fixer très haut.
– Je vous en remercie, monsieur, répondit Jean Valjean avec douceur.
Il resta pensif un moment, passant machinalement le bout de son index sur l’ongle de son pouce, puis il éleva la voix:
– Tout est à peu près fini. Il me reste une dernière chose…
– Laquelle?
Jean Valjean eut comme une suprême hésitation, et, sans voix, presque sans souffle, il balbutia plus qu’il ne dit:
– À présent que vous savez, croyez-vous, monsieur, vous qui êtes le maître, que je ne dois plus voir Cosette?
– Je crois que ce serait mieux, répondit froidement Marius.
– Je ne la verrai plus, murmura Jean Valjean.
Et il se dirigea vers la porte.
Il mit la main sur le bec-de-cane, le pêne céda, la porte s’entre-bâilla, Jean Valjean l’ouvrit assez pour pouvoir passer, demeura une seconde immobile, puis referma la porte et se retourna vers Marius.
Il n’était plus pâle, il était livide, il n’y avait plus de larmes dans ses yeux, mais une sorte de flamme tragique. Sa voix était redevenue étrangement calme.
– Tenez, monsieur, dit-il, si vous voulez, je viendrai la voir. Je vous assure que je le désire beaucoup. Si je n’avais pas tenu à voir Cosette, je ne vous aurais pas fait l’aveu que je vous ai fait, je serais parti; mais voulant rester dans l’endroit où est Cosette et continuer de la voir, j’ai dû honnêtement tout vous dire. Vous suivez mon raisonnement, n’est-ce pas? c’est là une chose qui se comprend. Voyez-vous, il y a neuf ans passés que je l’ai près de moi. Nous avons demeuré d’abord dans cette masure du boulevard, ensuite dans le couvent, ensuite près du Luxembourg. C’est là que vous l’avez vue pour la première fois. Vous vous rappelez son chapeau de peluche bleue. Nous avons été ensuite dans le quartier des Invalides où il y avait une grille et un jardin. Rue Plumet. J’habitais une petite arrière-cour d’où j’entendais son piano. Voilà ma vie. Nous ne nous quittions jamais. Cela a duré neuf ans et des mois. J’étais comme son père, et elle était mon enfant. Je ne sais pas si vous me comprenez, monsieur Pontmercy, mais s’en aller à présent, ne plus la voir, ne plus lui parler, n’avoir plus rien, ce serait difficile. Si vous ne le trouvez pas mauvais, je viendrai de temps en temps voir Cosette. Je ne viendrais pas souvent. Je ne resterais pas longtemps. Vous diriez qu’on me reçoive dans la petite salle basse. Au rez-de-chaussée. J’entrerais bien par la porte de derrière, qui est pour les domestiques, mais cela étonnerait peut-être. Il vaut mieux, je crois, que j’entre par la porte de tout le monde. Monsieur, vraiment. Je voudrais bien voir encore un peu Cosette. Aussi rarement qu’il vous plaira. Mettez-vous à ma place, je n’ai plus que cela. Et puis, il faut prendre garde. Si je ne venais plus du tout, il y aurait un mauvais effet, on trouverait cela singulier. Par exemple, ce que je puis faire, c’est de venir le soir, quand il commence à être nuit.