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– Jacques, dit Polidori d’un ton grave qui contrasta avec son amère ironie habituelle, j’ai vu bien des souffrances; mais jamais tortures n’approchèrent des tiennes. Celui qui nous tient en sa puissance ne pouvait être plus impitoyable. Il t’a condamné à vivre, ou plutôt à attendre la mort dans des angoisses terribles, car cet aveu m’explique les symptômes alarmants qui chaque jour se développent en toi, et dont je cherchais en vain la cause.

– Mais ces symptômes n’ont rien de grave! c’est de l’épuisement, c’est la réaction de mes chagrins!… Je ne suis pas en danger, n’est-ce pas?…

– Non, non, mais ta position est grave, il ne faut pas l’empirer; il est certaines pensées qu’il faudra chasser. Sans cela, tu courrais de grands dangers.

– Je ferai ce que tu voudras, pourvu que je vive, car je ne veux pas mourir. Oh! les prêtres parlent de damnés! jamais ils n’ont imaginé pour eux un supplice égal au mien. Torturé par la passion et la cupidité, j’ai deux plaies vives au lieu d’une, et je les sens également toutes deux. La perte de ma fortune m’est affreuse, mais la mort me serait plus affreuse encore. J’ai voulu vivre, ma vie peut n’être qu’une torture sans fin, sans issue, et je n’ose appeler la mort, car la mort anéantit mon funeste bonheur, ce mirage de ma pensée, où m’apparaît incessamment Cecily.

– Tu as du moins la consolation, dit Polidori en reprenant son sang-froid ordinaire, de songer au bien que tu as fait pour expier tes crimes…

– Oui, raille, tu as raison, retourne-moi sur des charbons ardents. Tu sais bien, misérable, que je hais l’humanité; tu sais bien que ces expiations que l’on m’impose, et dans lesquelles des esprits faibles trouveraient quelques consolations, ne m’inspirent, à moi, que haine et fureur contre ceux qui m’y obligent et contre ceux qui en profitent. Tonnerre et meurtre! Songer que pendant que je traînerai une vie épouvantable, n’existant que pour jouir de souffrances qui effrayeraient les plus intrépides, ces hommes que j’exècre verront, grâce aux biens dont on m’a dépouillé, leur misère s’alléger… que cette veuve et sa fille remercieront Dieu de la fortune que je leur rends… que ce Morel et sa fille vivront dans l’aisance… que ce Germain aura un avenir honorable et assuré! Et ce prêtre! ce prêtre qui me bénissait, quand mon cœur nageait dans le fiel et dans le sang, je l’aurais poignardé! Oh! c’en est trop! Non! non! s’écria-t-il en appuyant sur son front ses deux mains crispées, ma tête éclate, à la fin, mes idées se troublent. Je ne résisterai pas à de tels accès de rage impuissante, à ces tortures toujours renaissantes. Et tout cela pour toi! Cecily, Cecily! Le sais-tu, au moins, que je souffre autant, le sais-tu, Cecily, démon sorti de l’enfer?

Et Jacques Ferrand, épuisé par cette effroyable exaltation, retomba haletant sur son siège, et se tordit les bras en poussant des rugissements sourds et inarticulés.

Cet accès de rage convulsive et désespérée n’étonna pas Polidori.

Possédant une expérience médicale consommée, il reconnut facilement que chez Jacques Ferrand la rage de se voir dépossédé de sa fortune, jointe à sa passion ou plutôt à sa frénésie pour Cecily, avait allumé chez ce misérable une fièvre dévorante.

Ce n’était pas tout… dans l’accès auquel Jacques Ferrand était alors en proie, Polidori remarquait avec inquiétude certains pronostics d’une des plus effrayantes maladies qui aient jamais épouvanté l’humanité, et dont Paulus et Arétée, aussi grands observateurs que grands moralistes, ont si admirablement tracé le foudroyant tableau.

Tout à coup on frappa précipitamment à la porte du cabinet.

– Jacques, dit Polidori au notaire, Jacques, remets-toi… voici quelqu’un…

Le notaire ne l’entendit pas. À demi couché sur son bureau, il se tordait dans des spasmes convulsifs.

Polidori alla ouvrir la porte, il vit le maître-clerc de l’étude qui, pâle et la figure bouleversée, s’écria:

– Il faut que je parle à l’instant à M. Ferrand!

– Silence… il est dans ce moment très-souffrant… il ne peut vous entendre, dit Polidori à voix basse, et, sortant du cabinet du notaire, il en ferma la porte.

– Ah! monsieur, s’écria le maître-clerc, vous, le meilleur ami de M. Ferrand, venez à son secours; il n’y a pas un moment à perdre.

– Que voulez-vous dire?

– D’après les ordres de M. Ferrand, j’étais allé dire à Mme la comtesse Mac-Gregor qu’il ne pouvait se rendre chez elle aujourd’hui, ainsi qu’elle le désirait…

– Eh bien?

– Cette dame, qui paraît maintenant hors de danger, m’a fait entrer dans sa chambre. Elle s’est écriée d’un ton menaçant: «Retournez dire à M. Ferrand que, s’il n’est pas ici, chez moi, dans une demi-heure, avant la fin du jour il sera arrêté comme faussaire… car l’enfant qu’il a fait passer pour morte ne l’est pas… je sais à qui il l’a livrée, je sais où elle est [1]

– Cette femme délirait, répondit froidement Polidori en haussant les épaules.

– Vous le croyez, monsieur?

– J’en suis sûr.

– Je l’avais pensé d’abord, monsieur; mais l’assurance de Mme la comtesse…

– Sa tête aura sans doute été affaiblie par la maladie… et les visionnaires croient toujours à leurs visions.

– Vous avez sans doute raison, monsieur; car je ne pouvais m’expliquer les menaces de la comtesse à un homme aussi respectable que M. Ferrand.

– Cela n’a pas le sens commun.

– Je dois vous dire aussi, monsieur, qu’au moment où je quittais la chambre de Mme la comtesse, une de ses femmes est entrée précipitamment en disant: «Son Altesse sera ici dans une heure.»

– Cette femme a dit cela? s’écria Polidori.

– Oui, monsieur, et j’ai été très-étonné, ne sachant de quelle Altesse il pouvait être question…

«Plus de doute, c’est le prince, se dit Polidori. Lui chez la comtesse Sarah, qu’il ne devait jamais revoir… Je ne sais, mais je n’aime pas ce rapprochement… il peut empirer notre position.» Puis, s’adressant au maître-clerc, il ajouta: – Encore une fois, monsieur, ceci n’a rien de grave, c’est une folle imagination de malade; d’ailleurs je ferai part tout à l’heure à M. Ferrand de ce que vous venez de m’apprendre.

Maintenant nous conduirons le lecteur chez la comtesse Sarah Mac-Gregor.

II Rodolphe et Sarah

Nous conduirons le lecteur chez la comtesse Mac-Gregor, qu’une crise salutaire venait d’arracher au délire et aux souffrances qui pendant plusieurs jours avaient donné pour sa vie les craintes les plus sérieuses.

Le jour commençait à baisser… Sarah, assise dans un grand fauteuil et soutenue par son frère Thomas Seyton, se regardait avec une profonde attention dans un miroir que lui présentait une de ses femmes agenouillée devant elle.

Cette scène se passait dans le salon où la Chouette avait commis sa tentative d’assassinat.