Les cloisons recrépies de plâtre noirci par le temps, et crevassées de nombreuses lézardes, laissent apercevoir les lattes vermoulues qui forment ces minces parois; dans l’une d’elles, une porte disjointe s’ouvre sur l’escalier.
Le sol, d’une couleur sans nom, infect, gluant, est semé çà et là de brins de paille pourrie, de haillons sordides, et de ces gros os que le pauvre achète aux plus infimes revendeurs de viande corrompue pour ronger les cartilages qui y adhèrent encore [30]…
Une si effroyable incurie annonce toujours ou l’inconduite, ou une misère honnête, mais si écrasante, si désespérée, que l’homme anéanti, dégradé, ne sent plus ni la volonté, ni la force, ni le besoin de sortir de sa fange: il y croupit comme une bête dans sa tanière.
Durant le jour, ce taudis est éclairé par une lucarne étroite, oblongue, pratiquée dans la partie déclive de la toiture, et garnie d’un châssis vitré qui s’ouvre et se ferme au moyen d’une crémaillère.
À l’heure dont nous parlons, une couche épaisse de neige recouvrait cette lucarne.
La chandelle, posée à peu près au centre de la mansarde, sur l’établi du lapidaire, projette en cet endroit une sorte de zone de pâle lumière qui, se dégradant peu à peu, se perd dans l’ombre où reste enseveli le galetas, ombre au milieu de laquelle se dessinent vaguement quelques formes blanchâtres.
Sur l’établi, lourde table carrée en chêne brut grossièrement équarri, tachée de graisse et de suif, fourmillent, étincellent, scintillent une poignée de diamants et de rubis d’une grosseur et d’un éclat admirables.
Morel était lapidaire en fin, et non pas lapidaire en faux, comme il le disait, et comme on le pensait dans la maison de la rue du Temple… Grâce à cet innocent mensonge, les pierreries qu’on lui confiait semblaient de si peu de valeur qu’il pouvait les garder chez lui sans crainte d’être volé.
Tant de richesses, mises à la merci de tant de misère, nous dispensent de parler de la probité de Morel…
Assis sur un escabeau sans dossier, vaincu par la fatigue, par le froid, par le sommeil, après une longue nuit d’hiver passée à travailler, le lapidaire a laissé tomber sur son établi sa tête appesantie, ses bras engourdis; son front s’appuie à une large meule, placée horizontalement sur la table, et ordinairement mise en mouvement par une petite roue à main; une scie de fin acier, quelques autres outils sont épars à côté; l’artisan, dont on ne voit que le crâne chauve, entouré de cheveux gris, est vêtu d’une vieille veste de tricot brun qu’il porte à nu sur la peau, et d’un mauvais pantalon de toile; ses chaussons de lisière en lambeaux cachent à peine ses pieds bleuis posés sur le carreau.
Il fait dans cette mansarde un froid si glacial, si pénétrant, que l’artisan, malgré l’espèce de somnolence où le plonge l’épuisement de ses forces, frissonne parfois de tout son corps.
La longueur et la carbonisation de la mèche de la chandelle annoncent que Morel sommeille depuis quelque temps; on n’entend que sa respiration oppressée; car les six autres habitants de cette mansarde ne dorment pas…
Oui, dans cette étroite mansarde vivent sept personnes…
Cinq enfants, dont le plus jeune a quatre ans, le plus âgé douze ans à peine.
Et puis leur mère infirme.
Et puis une octogénaire idiote, la mère de leur mère.
La froidure est bien âpre, puisque la chaleur naturelle de sept personnes entassées dans un si petit espace n’attiédit pas cette atmosphère glacée; c’est qu’aussi ces sept corps grêles, chétifs, grelottants, épuisés, depuis le petit enfant jusqu’à l’aïeule, dégagent peu de calorique, comme dirait un savant.
Excepté le père de famille, un moment assoupi, parce que ses forces sont à bout, personne ne dort; non, parce que le froid, la faim, la maladie tiennent les yeux ouverts, bien ouverts.
On ne sait pas combien est rare et précieux pour le pauvre le sommeil profond, salutaire, dans lequel il répare ses forces et oublie ses maux. Il s’éveille si allègre, si dispos, si vaillant au plus rude labeur, après une de ces nuits bienfaisantes, que les moins religieux, dans le sens catholique du mot, éprouvent un vague sentiment de gratitude, sinon envers Dieu, du moins envers… le sommeil, et qui bénit l’effet bénit la cause.
À l’aspect de l’effrayante misère de cet artisan, comparée à la valeur des pierreries qu’on lui confie, on est frappé d’un de ces contrastes qui tout à la fois désolent et élèvent l’âme.
Incessamment cet homme a sous les yeux le déchirant spectacle des douleurs des siens; tout les accable, depuis la faim jusqu’à la folie, et il respecte ces pierreries, dont une seule arracherait sa femme, ses enfants, aux privations qui les tuent lentement.
Sans doute il fait son devoir, simplement son devoir d’honnête homme; mais, parce que ce devoir est simple, son accomplissement est-il moins grand, moins beau? Ces conditions dans lesquelles s’exerce le devoir ne peuvent-elles pas d’ailleurs en rendre la pratique plus méritoire encore?
Et puis cet artisan, restant si malheureux et si probe auprès de ce trésor, ne représente-t-il pas l’immense et formidable majorité des hommes qui, voués à jamais aux privations, mais paisibles, laborieux, résignés, voient chaque jour sans haine et sans envie amère resplendir à leurs yeux la magnificence des riches!
N’est-il pas enfin noble, consolant, de songer que ce n’est pas la force, que ce n’est pas la terreur, mais le bon sens moral qui seul contient ce redoutable océan populaire dont le débordement pourrait engloutir la société tout entière, se jouant de ses lois de sa puissance, comme la mer en furie se joue des digues et des remparts!
Ne sympathise-t-on pas alors de toutes les forces de son âme et de son esprit avec ces généreuses intelligences qui demandent un peu de place au soleil pour tant d’infortune, tant de courage, tant de résignation!
Revenons à ce spécimen, hélas! trop réel, d’épouvantable misère que nous essaierons de peindre dans son effrayante nudité.
Le lapidaire ne possède plus qu’un mince matelas et un morceau de couverture dévolus à la grand’mère idiote, qui, dans son stupide et farouche égoïsme, ne voulait partager son grabat avec personne.
Au commencement de l’hiver, elle était devenue furieuse et avait presque étouffé le plus jeune des enfants qu’on avait voulu placer à côté d’elle, une petite fille de quatre ans, depuis quelque temps phtisique, et qui souffrait trop du froid dans la paillasse où elle couchait avec ses frères et sœurs.
Tout à l’heure nous expliquerons ce mode de couchage, fréquemment usité chez les pauvres. Auprès d’eux, les animaux sont traités en sybarites: on change leur litière.
Tel est le tableau complet que présente la mansarde de l’artisan, lorsque l’œil perce la pénombre où viennent mourir les faibles lueurs de la chandelle.