– Pauvre femme!…
Ce mot de pitié empourpra les joues de Claudine comme l’eût fait un outrage. Peut-être Fausta avait-elle voulu et cherché cette révolte de l’orgueil naturel.
– Madame, dit Claudine d’une voix tremblante, tandis que deux larmes perlaient à ses paupières, est-ce ma faute?… Riche, je serais libre tout au moins de mon corps; pauvre, d’une telle pauvreté que souvent il n’y a pas de pain ici, je…
Elle s’interrompit brusquement, puis reprit en se redressant:
– Lorsque la cellerière [6] vient me dire que ces pauvres filles ne dîneront pas le soir, lorsque je sais que depuis deux, quelquefois trois jours, le feu est éteint dans la cuisine du couvent, alors, madame, je regarde autour de moi, et comme je n’ai plus de bijoux à vendre, je vends… ce que je puis!
Parole sublime, ô jolie Claudine de Beauvilliers!
– Au surplus, continua l’abbesse, il est certain que j’ai fait beaucoup pour M. de Guise. Qu’a-t-il fait pour moi?… J’ai amené à la Ligue des gentilshommes dont le concours lui est précieux. Je lui ai donc donné tout ce que je pouvais lui donner. Que m’a-t-il donné, lui? Des promesses… C’est peu, madame!
– Pour un peu, dit froidement Fausta, vous passeriez au parti royal…
– Au parti de Valois! Et même à celui de Navarre! Nous voulons vivre, madame! Je veux vivre! Qui donc saurait m’en faire un crime?…
Claudine était au point où l’avait voulu Fausta.
– Mon enfant, dit celle-ci avec une grande douceur, vous êtes donc à bout de forces et de patience?
– Je crois que beaucoup, dans la Ligue, sont comme moi, madame! Et que serais-je devenue depuis ces temps de trouble où… pardonnez-moi, madame!…
– Parlez franchement. Je le veux!…
– Eh bien!, vous avez deviné la nature de mes ressources. Mais depuis que M. de Guise tient Paris…
Claudine s’arrêta encore…
– Vos amants songent plus à se harnacher ou à courir aux conciliabules qu’à chercher les joies de l’amour, dit tranquillement Fausta.
– C’est cela même, madame, fit Claudine stupéfaite et souriante. Que serais-je donc devenue si vous n’aviez eu pitié de moi et de ma pauvre abbaye?…
– Voyons, dit Fausta avec une sorte de bonhomie, vous disiez qu’il vous manquait…
– Je ne le disais pas, madame, mais il me manque six mille livres…
– En sorte que si je mettais encore à votre disposition une vingtaine de mille livres…
– Ah! madame! je serais sauvée… pour cette fois encore! s’écria Claudine dont les yeux étincelèrent de joie.
– Et vous pourriez attendre patiemment le grand événement!…
– Certes!… surtout s’il ne se fait pas trop désirer, ajouta Claudine en riant.
– Eh bien!, écoutez, mon enfant. Dans peu de jours… prenons une date: le vingt-deux d’octobre, par exemple…
– Ce jour me convient, madame.
– Eh bien!, ce jour-là, envoyez en mon palais un homme sûr: il vous rapportera les deux cent mille livres convenues.
Claudine fit un bond.
– Qu’avez-vous, mon enfant? demanda paisiblement Fausta.
– Vous venez de dire… balbutia Claudine… mais c’est une erreur…
– J’ai dit deux cent mille livres, et ce n’est pas une erreur…
Claudine de Beauvilliers devint très pâle et murmura:
– Cette somme… cette somme énorme…
– Elle est à vous le jour que je vous ai dit, à condition que la veille de ce jour, c’est-à-dire le vingt-et-unième d’octobre, vous m’aidiez dans une petite opération que j’ai résolu de mener à bien…
– Ah! madame, est-ce que je ne vous appartiens pas tous les jours!…
– N’en parlons donc plus. Au moment voulu, je vous expliquerai mon opération et vous assignerai votre rôle. Pour le moment, veuillez m’envoyer chercher celle de vos petites prisonnières qui s’appelle Jeanne.
Claudine, encore tout éblouie, s’élança. Quelques minutes plus tard, elle revenait, conduisant par la main la compagne de captivité de Violetta, c’est-à-dire Jeanne Fourcaud.
Depuis qu’elle était enfermée dans l’enclos du couvent, Jeanne Fourcaud s’attendait toujours à voir apparaître sa sœur Madeleine, ainsi qu’on le lui avait promis. Elle avait cent fois répété à Violetta sa triste histoire et sa merveilleuse délivrance.
Condamnée à mourir avec sa sœur Madeleine, une nuit, dans son cachot de la Bastille, elle avait vu soudain entrer des gens. Alors elle avait cru que sa dernière heure était venue et qu’on venait la chercher pour la conduire au supplice. Mais une femme, un ange descendu dans cet enfer, où la pitié l’avait guidée, s’était penchée sur elle en disant:
– Jeanne Fourcaud, vous ne mourrez pas. Et non seulement vous vivrez, mais encore vous êtes libre…
– Et Madeleine? s’était écriée Jeanne.
– Madeleine, avait répondu la femme, est déjà délivrée et en sûreté… Alors, ivre de joie, pareille à une morte qu’un miracle ferait sortir du tombeau, elle avait suivi sa libératrice. On l’avait conduite jusqu’à une litière qui se trouvait dans la sombre cour de la forteresse; on l’avait fait monter dans cette litière; un homme s’était installé près d’elle, la tenant toujours par le bras… la litière s’était mise en route, et ne s’était arrêtée que devant la porte de l’abbaye de Montmartre. Là, on l’avait enfermée dans le pavillon de l’enclos…
Et depuis, elle attendait… tantôt songeant à cette inconnue qui l’avait délivrée avec un sentiment de reconnaissance exaltée, tantôt au contraire ne se la rappelant qu’avec une confuse terreur. Qui était cette femme? Elle pouvait à peine le soupçonner. Quelque dame de la cour, sans doute, qui avait eu pitié d’elle…
Lorsque Jeanne Fourcaud parut devant Fausta, elle ne la reconnut pas, puisque Fausta portait un masque la nuit où elle était descendue dans les Cachots de la Bastille. La pauvre petite était toute tremblante. Elle était bien jolie aussi. Fausta la considéra quelque temps d’un œil sombre et murmura:
– Oui… c’est bien la fille de Belgodère… Me reconnaissez-vous? demanda-t-elle à haute voix.
Jeanne Fourcaud – ou plutôt Stella – secoua la tête.
– Je suis, dit doucement Fausta, celle qui est descendue dans votre cachot de la Bastille et vous a délivrée…
Jeanne jeta un cri de joie. Ses yeux s’illuminèrent. Elle s’avança rapidement, saisit une main de Fausta et la baisa…
– Oh! madame, murmura-t-elle, combien je suis heureuse de pouvoir vous remercier! Depuis cette nuit si terrible et si douce, il n’est pas une heure où je n’aie songé à vous… et avec quelle anxiété j’attendais ce moment où je puis vous dire que mon cœur vous bénit, mais…
Elle s’arrêta, hésitante, et timidement leva sur Fausta ses yeux noyés de larmes.
– Parlez sans crainte, mon enfant, dit Fausta avec une douceur qui bouleversa la pauvre petite.
– Oui, dit-elle, je sens, je devine combien vous devez être bonne… je puis donc vous dire que si je vous ai bénie à chaque minute de ma vie depuis cette nuit-là, j’ai aussi beaucoup pleuré … Madeleine, madame, ma sœur Madeleine… quand dois-je la retrouver?