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– Quant à moi, je sais que la duchesse oublie de vous avertir qu’elle doit demain se rendre, avec le duc, à sa terre d’Andilly. Rassurez-vous, d’ailleurs, la jeune fille que vous leur avez confiée ne courra aucun danger en leur absence. Elle sera bien gardée d’abord; ensuite tout le monde ignore le lieu de sa retraite. Vous voyez (et ici il prit un air goguenard), vous voyez que ce petit voyage, décidé avant notre visite, ne souffre aucun inconvénient… si ce n’est qu’en l’absence de la duchesse, vous ne pourrez venir présenter vos hommages… à la jeune personne qui est là, dans cette pièce. Aussi, je vous engage vivement à lui faire vos adieux séance tenante, car vous en avez pour deux jours… et deux jours, pour un amoureux, c’est long, terriblement long.

Pour couper court à l’embarras visible du jeune homme, la duchesse s’écria:

– Pourquoi ne venez-vous pas à Andilly avec nous, chevalier? Vous en profiterez pour visiter vos terres.

– De quelles terres parlez-vous donc, duchesse? fit Pardaillan d’un air ébahi.

– Mais… de votre terre de Margency!

– Ma chère Giralda, vous oubliez que Margency n’est plus à moi… puisque je l’ai donné.

– Donné! intervint don César, dites plutôt que vous laissez dévaster à plaisir ce superbe domaine par tous les miséreux de la contrée qui s’y installent comme chez eux et y vivent grassement.

Pardaillan eut un sourire énigmatique.

– Bon, fit-il, s’ils y vivent, c’est qu’ils le travaillent… donc ils ne le dévastent pas comme vous dites. Et quant au château lui-même, je suis sûr qu’ils le respectent et que nul n’y a pénétré.

Une étrange émotion s’était emparée de lui en prononçant ces paroles et en lui-même, il sanglotait, les yeux fermés:

«C’est là qu’est morte ma Loïse!… celle que je pleure encore, après quarante ans!… Non, nul ne profanera de sa présence les vastes salles aux parquets autrefois luisants, aujourd’hui recouverts d’un épais tapis de poussière, et que son petit pied foula jadis… Non, je ne rentrerai pas dans cette maison où tout viendrait me rappeler qu’elle n’est plus, celle que j’ai tant aimée… alors que je la sens et la veux toujours vivante dans mon cœur!…»

Sans remarquer cette émotion qui s’était traduite à sa manière accoutumée, c’est-à-dire par une extrême froideur de ses traits soudain pétrifiés, don César s’écria:

– Il ne manquerait plus que cela!… Et dire, monsieur (il s’adressait à Jehan), que j’ai acheté Andilly parce qu’il touche à Margency!… J’avais fait ce rêve de nous retirer sur nos terres et d’y vivre, côte à côte, comme deux frères, la bonne et saine vie du gentilhomme campagnard. Il aurait eu là un intérieur et une famille au sein de laquelle il eût trouvé les soins dévoués et les attentions qu’exige la vieillesse… Car enfin, vous avez beau être bâti en pur acier, l’âge, tôt ou tard, vous courbera sous sa main pesante… Eh bien! non, je n’ai jamais pu décider cet homme singulier à nous suivre… Au reste, vous le voyez, alors qu’il sait très bien qu’ici il est chez lui, que tout lui appartient, choses et gens, il préfère descendre à l’auberge, comme…

– Cher ami, interrompit paisiblement Pardaillan, si vous m’aviez fait connaître vos intentions avant d’acheter Andilly, je vous aurais dit de n’en rien faire. Ce n’est vraiment pas ma faute si vous ne m’en avez parlé que lorsque la chose était déjà faite. Quant à l’auberge où je descends comme un vieux routier que je suis (c’est ce que vous alliez dire, je crois) et que je resterai, je l’espère, jusqu’à mon dernier souffle, n’en dites pas trop de mal… L’auberge a du bon, don César, lorsqu’on la trouve au bout de la longue étape sous la pluie battante, ou la caresse trop ardente du soleil… Et si l’hôtelière est avenante, la cuisine délectable, la cave bien garnie, vive Dieu! c’est le paradis!… surtout si on le compare à cette auberge, que j’ai rencontrée plus souvent qu’à mon tour, et qu’on appelle la Belle Étoile.

Jehan écoutait ces choses avec une stupeur qui allait croissant. Et, de plus en plus, il se posait la question: qu’était-ce donc que cet homme qui affrontait les pires supplices, bravait et battait la princesse Fausta (dont Saêtta lui avait quelquefois parlé), le roi d’Espagne et l’Inquisition (monstre fabuleux toujours altéré de sang), pour conquérir un titre et une fortune à un ami? Cet homme qui exposait sa vie avec une folle insouciance, se mettait délibérément en état de rébellion, résistait audacieusement aux ordres d’un roi, pour venir en aide à un inconnu? Cet homme, enfin, qui, possédant un domaine où il eût pu vivre en grand seigneur, l’abandonnait aux miséreux et s’en allait loger à l’auberge, et semblait s’enorgueillir d’être demeuré un routier? Quel cœur de demi-dieu battait donc sous cette large poitrine d’homme? Quelle surhumaine bonté se dissimulait sous ce masque railleur?… Était-ce un homme seulement? N’était-ce pas plutôt quelque envoyé du ciel?… Dieu lui-même peut-être?…

Il fut tiré de ses réflexions par la voix grondante de Pardaillan qui disait avec une brusquerie affectée:

– Comment! vous êtes encore là, vous?… La duchesse ne vous a-t-elle pas dit qu’on désirait vous remercier, là, dans cette chambre?… Si!… Alors, qu’attendez-vous, morbleu! Ah! le plaisant cavalier servant, qui se permet de faire attendre une femme! Fi! (Et avec indignation.) Par Pilate! Tout s’en va… même la politesse. De mon temps… Allons bon, Dieu me damne, il va se pâmer!… Ouais! cette enfant douce et timide serait-elle, par hasard, plus redoutable que les archers du grand prévôt?… C’est que je ne vous ai pas vu trembler quand vous leur teniez tête… et maintenant… Allez donc, corbleu!… On ne vous mangera pas, que diable!

Et Pardaillan, moitié riant, moitié attendri, tout en bougonnant, le poussait doucement dans la chambre, fermait tranquillement la porte sur eux, et s’adressant au duc et à la duchesse, qui avaient contemplé cette scène en souriant, il leur dit en riant, de son rire clair:

– Jamais il n’aurait osé entrer, si je ne m’en étais mêlé!… Ah! les amoureux, les amoureux!… Celui-là, que vous venez de voir, à demi pâmé, tel un coquebin, je l’ai vu, moi, il y a quelques heures à peine, se dresser devant le roi, pareil à un lion déchaîné… et il s’en est fallu de peu qu’il ne le tuât raide.

– Tuer le roi!… Est-ce possible?

– D’un joli coup droit, foudroyant, que j’ai admiré, moi qui m’y connais un peu, et qui eût changé les destinées de ce pays, si je n’avais détourné le coup.

Don César et sa femme se regardèrent en souriant de la désinvolture avec laquelle Pardaillan glissait sur son intervention. Sans relever cette omission volontaire, d’Andilly demanda, très intéressé:

– Pourquoi?… J’imagine qu’il ne savait pas à qui il s’attaquait?

– Il le savait parfaitement. Pourquoi? Parce que le roi cherchait à s’introduire, la nuit, chez la jeune fille que vous avez momentanément recueillie. La réputation de vert-galant du Béarnais lui a fait croire à des intentions qui n’existaient pas et il a foncé tête baissée. Mettez-vous à sa place, mon cher, n’en eussiez-vous pas fait autant?

«Bah! fit Pardaillan, en levant les épaules avec insouciance. Je me souviens qu’un soir [9], pareil à celui-ci, je me suis dressé pareillement, l’épée à la main, pour interdire l’approche du logis de celle que j’aimais… Il est vrai que, moi, je n’ai eu affaire qu’au frère du roi… Mais ce frère de roi est devenu roi lui-même… Ceci se passait il y a trente-sept ans et plus. Henri III est mort depuis… et moi, je suis toujours debout. Vous voyez bien?»

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[9] Épisode du Tome I Les Pardaillan (chapitre XIX).