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Pendant ce temps, les deux jeunes gens étaient introduits auprès du duc et de la duchesse d’Andilly, qui prirent la peine de venir les recevoir jusque sur le perron de leur hôtel.

Le duc était un homme d’une quarantaine d’années. Figure comme voilée de mélancolie, mais franche, ouverte. Œil noir, très doux, droit, clair. Sourire accueillant, manières affables. Grand seigneur jusqu’au bout des ongles.

La duchesse avait dépassé la trentaine. Elle était merveilleusement jolie, avec son teint éblouissant, relevé par la masse sombre de ses cheveux retombant en mèches folles sur le front et sa raie jetée cavalièrement sur le côté. Ce visage gracieux était éclairé par deux grands yeux mutins, animé par un sourire doux et malicieux à la fois qui découvrait une rangée de dents petites, nacrées, bien plantées, de véritables perles. L’ensemble de sa personne avait un cachet original, piquant, qui contrastait agréablement avec la beauté blonde de Bertille.

Le duc et la duchesse s’exprimaient en un français très correct, avec un léger accent étranger qui était un charme de plus ajouté à la duchesse. Ils étaient Espagnols, en effet.

L’ameublement somptueux du salon où ils se trouvaient trahissait leur origine étrangère. On y pouvait voir quantité de meubles d’essences rares, incrustés d’ivoire, finement travaillés, découpés et ajourés de précieuses dentelles, sièges bas, profonds, moelleux, objets d’art aux formes bizarres. L’art français et l’art arabe s’y trouvaient confondus en un désordre apparent des plus agréables à l’œil.

Les deux jeunes gens furent accueillis comme s’ils avaient été des princes du sang. Il faut croire que la recommandation du chevalier de Pardaillan avait, aux yeux du duc, une inappréciable valeur. Peut-être le duc et la duchesse avaient-ils de grandes obligations au chevalier, car jamais réception ne fut plus cordiale dans sa simplicité toute familiale, jamais hôtes ne furent plus accueillants, plus délicatement attentionnés, plus rayonnants. On eût juré que dans cette affaire, ils étaient les obligés.

Jehan était profondément touché par cet accueil qu’il n’espérait pas aussi chaleureux. Les manières si simples et si avenantes de ce grand seigneur l’avaient mis tout de suite à son aise. Il n’éprouvait nulle gêne, nulle timidité. Dans ce milieu aristocratique, il lui semblait être chez lui; devant ces grands personnages, il lui semblait être en présence de ses égaux. Il évoluait et parlait avec une aisance, un tact que Pardaillan, qui l’observait du coin de l’œil, constatait avec un sourire de satisfaction et en pensant à des choses que lui seul savait.

La duchesse, de son côté, s’était avancée à la rencontre de Bertille et, comme la jeune fille s’inclinait gracieusement en prononçant des paroles de gratitude, elle l’avait vivement relevée et, l’attirant à elle, l’avait embrassée avec effusion et l’avait entraînée dans la chambre qu’elle lui destinait, laissant ouverte la porte qui donnait sur le salon.

Par cette porte ouverte, Jehan, qui, sans en avoir l’air, suivait des yeux tous les mouvements des deux jeunes femmes qui, déjà, babillaient familièrement comme deux amies, aperçut une collation délicate préparée sur une petite table.

Ici se produisit un double incident que nous devons signaler dans tous ses détails.

La duchesse avait insisté pour que la jeune fille prît un peu de nourriture avant de se coucher. Bertille, qui se sentait invinciblement attirée vers cette gracieuse jeune femme, avait, de crainte de la froisser, consenti à accepter un verre de lait. La duchesse, joyeuse comme une enfant, s’était empressée de remplir la coupe de cristal de ses blanches mains et la lui avait présentée elle-même en disant avec son sourire enfantin:

– Je veux, aujourd’hui, être votre femme de chambre. C’est moi qui vous déshabillerai et vous borderai dans le grand lit tout blanc qui vous attend.

Et comme Bertille, confuse et rougissante, esquissait un geste de protestation:

– Si, si, insista la duchesse avec une gravité soudaine. C’est le moins que je puisse faire pour celui qui vous a amenée ici… Et puis pour vous aussi. Je pourrais être votre mère… Je me figurerai que vous êtes l’enfant qu’il a plu au ciel de nous refuser.

Bertille, suffoquée d’émotion, prit la main douce et parfumée de cette jeune femme qui se disait elle-même d’âge à être sa mère, et la porta respectueusement à ses lèvres en murmurant:

– Comment m’acquitter jamais?… Comment vous remercier?…

– Mais c’est moi qui vous dois des remerciements, ma belle enfant, s’écria vivement la duchesse avec une émotion intense. Vous ne savez pas que vous nous avez apporté une des plus grandes joies de notre existence! Vous ne savez pas que cette joie que nous vous devons, notre grand ami nous l’a fait attendre vingt ans!

Bertille leva sur elle l’interrogation muette de ses yeux clairs.

– Ah! je vous expliquerai… plus tard vous saurez. Pour le moment, si vous croyez me devoir quelque chose, prouvez-le-moi, en m’aimant… comme je vous aime déjà.

Jehan n’avait pas perdu un mot de ces paroles. Il avait, de plus, remarqué que l’affection, évidemment profonde, que le duc et la duchesse portaient au chevalier Pardaillan, se nuançait d’une déférence manifeste. Ceci devait d’autant plus le frapper que M. d’Andilly était, à n’en pas douter, un grand seigneur, de haute naissance, riche assurément, à n’en juger que par cet hôtel somptueux et le nombreux personnel domestique qui assurait le service.

Tandis que Pardaillan, avec son titre modeste de chevalier, avec son habit quelque peu fatigué, Pardaillan logeait à l’auberge, n’avait pas de laquais, pas d’équipages, et à coup sûr pas de fortune.

De ce qu’il observait et entendait, il résultait que l’espèce de vénération qu’il commençait d’éprouver pour ce personnage, encore énigmatique pour lui, ne faisait que s’accentuer. Et comme, suivant les idées de son temps, il n’était pas possible que ces marques de déférence, de respect, d’admiration qui auréolaient toute la personne de Pardaillan s’adressassent à un pauvre aventurier, comme il en était un lui-même, il en revenait à sa première idée, à savoir que le chevalier était pour le moins un prince déguisé.

Or comme, lui aussi, il adressait quelques paroles de gratitude à son hôte, il arriva que celui-ci, avec non moins de gravité émue, lui fît à peu près la même réponse que sa femme avait faite à Bertille:

– Vous ne me devez rien. C’est moi, au contraire, qui suis votre obligé.

Et comme le jeune homme esquissait un geste de protestation:

– Monsieur, reprit le duc, je dois la vie à M. le chevalier… c’est quelque chose, j’imagine. Il y a mieux: je lui dois la vie [8] et l’honneur de la femme bien-aimée qui est devenue la compagne de ma vie. Ce n’est pas tout: mon titre, ma fortune, c’est à lui que je les dois. Vingt années d’un bonheur calme et paisible, sans un nuage, voilà son œuvre.

«Mais ce que vous ne pouvez deviner, c’est au prix de quelles tortures, dépassant en horreur tout ce que l’imagination peut concevoir, ces vingt ans de bonheur dont j’ai joui, moi, il les a payés, lui!… Un jour je vous ferai le récit de la lutte titanesque entreprise par cet homme, seul, sans fortune, sans appui, sans autres ressources que la force de son bras, son indomptable énergie, sa loyauté, son intelligence et son cœur magnanime, contre la ruse, l’astuce, la haine, la félonie, la férocité personnifiées par la princesse Fausta, le roi d’Espagne et son Inquisition. Je vous dirai comment il est sorti vainqueur de cette lutte inégale, où tout autre que lui eût été infailliblement broyé, et vous croirez entendre le récit passionnant de quelque fabuleuse épopée.»

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[8] Épisode des Tomes V et VI (Pardaillan et Fausta et Les amours de Chico), les amours de la Giralda et du torero don César.