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Ce sont les différentes retraites de ceux qui n’ont pas réussi à retenir la leçon du Mur. Certains de ceux qui s’élancent à l’assaut de Kosa Saag périssent en chemin, quelques-uns atteignent leur but, mais perdent la raison, la majorité d’entre eux échouent, tout simplement. Ce sont eux qui ont créé les Royaumes, ces refuges disséminés sur les pentes, entre la forêt et les nuages. Il n’est question pour eux ni de regagner leur village ni de poursuivre l’ascension.

Il n’y a rien à leur reprocher. Il faut avoir le cerveau un peu dérangé pour vouloir vaincre tous les obstacles qui se dressent sur la route du Sommet, comme Traiben, Hendy et Thrance, à sa manière. Et comme moi. Les gens, pour la plupart, sont plus simples, moins exigeants, et ils renoncent en chemin. Les Royaumes sont faits pour eux. Nous, dont le destin est d’aller jusqu’au Sommet, nous sommes les seuls capables de persévérer aussi longtemps dans une telle entreprise.

Me voici maintenant de retour et ce que j’ai vu au Sommet, je le partage avec vous ; je porte dans ma chair les marques de la montagne et vous me considérez avec un mélange de crainte et d’admiration.

Voici ce que j’ai à vous dire. Ceci et rien d’autre :

La leçon du Mur est que nous ne pouvons continuer à attendre des habitants du Sommet ni réconfort ni connaissances. Il est temps de faire table rase de ces fadaises. Ce que nous avons pris pour nos dieux ne sont plus là pour nous aider sur le chemin de la vie.

Sans plus pouvoir espérer leur aide, il nous faut maintenant découvrir seuls les nouvelles choses qui doivent être découvertes et les mettre en pratique pour nous aider à en découvrir d’autres. Il m’incombe, à moi et à ceux qui sont revenus avec moi, de vous faire retenir cette leçon, ce que personne n’a fait avant nous. Le sang du Premier Grimpeur coule dans mes veines et Son esprit m’a peut-être guidé pendant que je conduisais mes Quarante vers le Sommet.

Il nous faut ouvrir une nouvelle voie qui nous mènera à la fontaine d’où coule toute sagesse. Il nous incombera de construire des véhicules pour nous transporter entre les villages, puis des véhicules célestes et enfin des véhicules cosmiques qui nous transporteront dans le Ciel ; et, là, nous retrouverons les dieux. Mais, cette fois, nous serons leurs égaux.

Ces choses ne sont pas impossibles. Les Irtimen les ont réalisées. Ils n’étaient jadis guère plus évolués que les singes de rocher et ils se sont transformés en dieux. Nous pouvons faire comme eux.

Nous pouvons le faire.

Nous pouvons être comme des dieux : telle est la vérité que vous offre Poilar Bancroche. Car nous n’avons pas d’autres dieux à portée de la main ; et, si nous ne faisons pas de nous-mêmes des dieux, il nous faudra vivre sans dieux, ce qui est une chose terrible. Telle est la sagesse que Poilar Bancroche a rapportée pour vous du Sommet de Kosa Saag. Voici son livre, qui raconte tout ce qui lui est arrivé sur la montagne, à lui et à ses compagnons. Voici le récit des choses que j’ai vécues, voici ce que j’ai appris, voici ce que je dois vous enseigner pour le bien de votre âme. C’est un savoir qui ne fut pas acquis dans la facilité ; mais je vous l’offre, de tout cœur. Il vous suffit de l’accepter et vous serez libérés. Écoutez maintenant. Écoutez et souvenez-vous.

FIN

PRÉFACE

Une dimension fréquente des romans de Robert Silverberg est celle du voyage. Non pas celle du déplacement spatial ou temporel, générateur du dépaysement qui fait le sel de la plus grande partie de la science-fiction, mais celle du voyage formateur, voire initiatique, qui constitue pour celui qui l’entreprend ou s’y trouve engagé, parfois contre son gré, une occasion de formation, un apprentissage, un passage vers la maturité.

Les auteurs de science-fiction privilégient souvent au contraire une problématique de l’autre lieu, ou de l’autre époque, choisissant l’Ailleurs afin d’y situer un thème dont le développement laissera leurs personnages la plupart du temps inchangés. Le voyage ne leur est que le franchissement d’une distance, à peine mis en scène. Il devient caricatural dans les space operas dont les protagonistes sautent comme puces enragées d’étoile en étoile, de monde en monde, dont seuls diffèrent les noms ou des attributs grossiers comme leur taille, le nombre des lunes ou la couleur des soleils. Il est habituel que la complexité d’un astre soit niée au profit d’un trait unique – planète glaciale, ou désertique, ou monde jungle – comme si sa taille même n’impliquait pas une pluralité de climats, de paysages, une diversité écologique. Chaque planète devient une région à peine démarquée de son équivalent terrestre.

La brièveté du transit, ou son oblitération en état d’animation suspendue, annule l’énormité des distances pourtant par ailleurs soulignée, parce qu’il ne représente pour le voyageur qu’un intervalle – un temps mort – qui semble ne solliciter aucune expérience. À l’extrême, l’instantanéité du transfert (les portes S’œils ou les portes distrans, respectivement dans L’Étoile et le Fouet de Frank Herbert et Hypérion de Dan Simmons) supprime la distance elle-même[1].

Il ne s’agit évidemment pas ici de railler des procédés dont certains auteurs parmi les plus fameux tirent des effets remarquables, mais de souligner ce qui les sépare d’une tradition littéraire ancienne qui fait du voyage non pas un simple intervalle et un moyen, mais une fin en soi, le temps d’une évolution intellectuelle et spirituelle.

Cette tradition met l’accent sur la transformation des personnages, de leur psychologie, de leur conception du monde et de leurs buts. Elle est assez étrangère à la littérature française. Il vaut de noter du reste que la société française a privilégié le roman d’éducation sentimentale, alors que les Anglais et les Allemands ont fait une place particulière au roman de formation (Bildungsroman), aux années de voyage et d’apprentissage de la vie (Wanderjahre), au point de les constituer en genre. Il n’est guère difficile d’y voir du côté français la persistance d’une tradition aristocratique axée sur la conquête et la séduction, sur un impérialisme militant et un chauvinisme de cour, tandis que les sociétés britannique et allemande, fondées sur des conquêtes récentes et encore incertaines ou sur une grande dispersion des pouvoirs (plus de 340 états allemands avant Bismarck), sont plus attentives à l’altérité, à la diversité du monde et des hommes, et se soucient de les faire découvrir et comprendre à la jeunesse de leurs élites à travers des Grands Tours. D’un côté La Princesse de Clèves, de l’autre Robinson Crusoé, Gulliver et Wilhelm Meister. Et sans doute, dans une autre tradition, Don Quichotte, ce roman du voyage inutile et de l’impossible désillusion.

Sauf sous l’aspect de l’étrangement cognitif, bien décrit par Darko Suvin la littérature de science-fiction ignore cependant le second courant presque autant que le premier : ses héros demeurent aussi inchangés, sinon impavides, devant leurs découvertes que leur modèle, le savant, qui s’efforce à l’objectivité et s’emploie à tenir distinctes pratique scientifique et morale, théorie et subjectivité. C’est dans la littérature de Fantasy que l’on peut le mieux retrouver cette idée que le voyage et ses épreuves sont sources de transformations psychologiques, de mutations intérieures[2].

Cependant, alors que la majorité de la science-fiction s’intéresse d’abord au destin d’objets, de problèmes, d’idées, d’images de la science, au dépaysement plus qu’à l’expérience intime, un écrivain comme Robert Silverberg, sans négliger les thématiques propres à la science-fiction, se penche aussi sur le destin intérieur de ses personnages. Il ne leur est pas besoin d’accomplir de grands voyages à travers la galaxie pour se rencontrer enfin. Il y suffit dans La Face des eaux des océans d’une planète, et dans Les Royaumes du Mur de l’ascension d’une montagne, voyage vertical de quelques kilomètres seulement, qui, à travers cent épreuves, conduit vers une certaine idée des deux, des dieux, et surtout à la découverte de soi-même, de l’étrangeté des autres, et à une vision renouvelée du monde.

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1

Sans négliger la téléportation chère aux héros de Star-Trek, qui ne semble toutefois être efficace qu’à courte distance sans que la physique de cette limitation ait jamais été explicitée à ma connaissance.

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2

Voir la préface du Gnome de Michael Coney, Le Livre de Poche, n°7204.