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Des missions quasi quotidiennes pendant le conflit algérien

À cette époque, en 1960, la tension est extrême en Algérie. Après plusieurs années à effectuer des missions ponctuelles en Europe et en Afrique du Nord, toujours en lien avec la guerre d’Algérie, Daniel est prié par le SDECE de s’installer provisoirement à Bône comme tueur clandestin. Officiellement, il se fait passer pour un promoteur cherchant à acheter des terrains. « J’entrais en contact avec des propriétaires, je menais les négociations assez loin, mais je n’achetais jamais rien. C’était mon activité de façade, une couverture impeccable, personne ne savait rien. J’avais un ordre de mission permanent, un OMP, qui me permettait d’aller et venir et de demander de l’aide aux militaires ou aux préfets. J’étais civil, mais je pouvais me servir de tout. C’était très chaud, il y avait beaucoup de choses à faire. Les missions étaient alors presque quotidiennes. Le SDECE m’avait envoyé pour cela. Comme je parlais l’arabe, on pouvait me mettre un habit et je passais pour un Arabe. Mais vous partiez chercher le pain le matin, vous pouviez prendre une bombe sur le chemin… »

Durant une année, le tueur a éliminé de sang-froid de nombreuses cibles désignées par les services français, en Algérie, mais aussi en Tunisie et au Maroc. Puis il est rentré chez lui, dans le sud de la France, et il y a poursuivi sa double vie, avec de fausses identités qui changeaient régulièrement. « J’en ai eu jusqu’à dix-huit. C’est ma femme qui s’occupait de mes papiers. » Les patrons du SA ont continué de l’appeler pour des missions en Afrique du Nord ou en Europe — Italie, Espagne, Suisse ou Allemagne. « Les chefs étaient parfois jaloux entre eux : l’un voulait m’envoyer en Italie quand l’autre préférait m’expédier en Espagne. Je leur disais d’accorder leurs violons… Les missions pouvaient durer aussi bien une journée que huit jours, parfois j’en avais deux par mois. Je disais à mes proches que je vendais je ne sais quoi à Paris. Et quand je revenais tout bronzé en plein mois de novembre après une mission en Afrique du Nord, j’expliquais que je vendais des lampes à bronzer, ce qui évitait qu’on m’embête. »

Quand des tueurs se dégonflent

Quelques-unes de ces opérations Homo virent au feuilleton noir à rebondissements. « Un jour, du côté de Bonn, en Allemagne, le type n’est pas venu là où nous l’attendions. C’était un dirigeant important du FLN. Il devait passer vers 21 heures. À 21 h 30, il n’était toujours pas là. Bêtement, j’ai espéré qu’il ne lui soit rien arrivé… J’étais avec une petite équipe et nous avons dû changer de plan. Finalement, on l’a eu. Je roulais dans une Mercedes verte. La vitre arrière ne descendait pas jusqu’en bas. J’ai acheté un bouquet de fleurs, j’ai caché le canon de la mitraillette dedans, et on l’a flingué. Je ne dis pas qui l’a fait. Mais j’étais là et on l’a flingué. » Daniel n’a pas précisé l’identité de la victime, mais des recoupements m’ont permis de déterminer qu’il s’agit de l’avocat kabyle Aït Ahcène, assassiné à Bad Godesberg le 5 novembre 1958[42].

À son retour, Daniel ne s’embarrasse pas de longs rapports à ses commanditaires : « Je faisais des rapports oraux au SA, au fort de Noisy-le-Sec, ou alors je mettais les grandes lignes par écrit chez moi avant de les leur envoyer. Mais c’était court, je n’aimais pas beaucoup écrire. »

Il arrive que des missions n’aillent pas jusqu’à leur terme ou échouent. Parfois, le tueur hésite jusqu’au dernier moment. « J’ai été avec des camarades qui se sont dégonflés, se souvient Daniel. Je ne leur en voulais pas. Parce qu’on peut avoir l’impression d’être capable de faire quelque chose, mais, une fois face au danger, on peut se dire qu’on préfère abandonner et rentrer à la maison. » D’autres cas « non conformes » conduisent à l’annulation de l’opération. Ainsi, l’exécution d’un trafiquant d’armes américain, à Madrid, en juillet 1958, est ajournée parce que cinq autres personnes, non prévues au programme, se trouvent avec la cible dans son appartement. Une autre fois, c’est la voiture des tueurs qui ne démarre pas. « Il faut préciser que le Service Action, à cette époque, c’était du bricolage. Nous étions très peu nombreux. Il n’y avait pas d’argent pour les missions. Quand cela ne marchait pas, on rentrait à la maison. On téléphonait pour dire que c’était loupé. Il y avait un service de la Boîte qui appelait les personnes ciblées pour leur dire : “T’as vu ce qui aurait pu t’arriver ? Cette fois-ci, on n’a pas voulu te tuer, mais la prochaine fois… Arrête tes bêtises, sinon il va t’arriver des histoires.” Certains trafiquants d’armes qui nous avaient échappé prenaient peur. Ils arrêtaient leur commerce. Cela faisait de l’effet. Mais d’autres continuaient, parce qu’ils étaient courageux… »

Tuer, quelle que soit l’issue de la guerre

Daniel n’avait pas d’états d’âme. Il exécutait des consignes. D’où venaient-elles ? L’ancien tueur a son idée là-dessus : « Il paraît que, pour les affaires importantes, c’était Matignon ou l’Élysée qui donnait les ordres. Mais, parfois, mes commanditaires du SDECE me disaient qu’ils s’en passaient. Ils prenaient des initiatives. On faisait la mission. Il arrivait des bricoles au type qui devait être flingué et, après coup, on demandait l’aval du président du Conseil ou du Premier ministre. »

Daniel ne se berçait guère d’illusions sur l’issue de la guerre. Ni, par conséquent, sur la légitimité de ses missions. « Je savais que cela ne servait à rien, avoue-t-il de manière surprenante. Un million de Français ne pouvaient pas dominer dix millions d’Algériens. Ces gens-là voulaient être libres et ils avaient raison. Maintenant, je le comprends. À l’époque, je le comprenais un peu moins, parce que je n’avais que trente ans. Je mettais de côté ce que je ne voulais pas comprendre. C’était la guerre. C’était mon pays, j’aimais mon pays. J’ai juste essayé de l’aider. »

Six décennies plus tard, l’ancien tueur n’est pourtant pas assailli par les remords — ni pour avoir tué, ni pour avoir participé à une guerre qu’il savait perdue d’avance. « C’était particulier. Nous n’avions pas de tranchées comme en 1914, nous n’avions pas chaud, pas froid. Mais c’était difficile. Parce que les coups de feu que nous tirions, personne ne les entendait. Le plus dur, c’était de s’en sortir sans encombre. Et que personne ne sache ce que vous aviez fait ni qui vous étiez vraiment. C’était le seul moyen de rester en vie. Et cela a marché. »

Daniel n’a finalement qu’un seul regret : n’avoir pas assez parlé à ses enfants…

3.

Basses œuvres en Françafrique

Ce jour-là, 15 octobre 1960, Félix Moumié aurait dû éviter de boire. Invité à dîner dans un restaurant de Genève, Le Plat d’Argent, par un étudiant camerounais, une jolie jeune femme et un sexagénaire se présentant comme « journaliste », le leader politique camerounais exilé, dirigeant de l’Union des populations du Cameroun (UPC), ne peut imaginer que le verre de pastis et le verre de vin posés devant lui contiennent un redoutable poison : du thallium. Craignant qu’il ne goûte qu’un seul des deux breuvages, l’un de ses interlocuteurs a subrepticement glissé une dose de poison dans chaque verre.

Trentenaire de nature robuste et bon vivant, Félix Moumié parle, sans se méfier, de la situation politique de plus en plus tendue dans son pays. Ses compagnons de table, tout en feignant de l’écouter attentivement, l’observent à la dérobée et se désolent : il n’a toujours pas bu une goutte. À la fin du repas, il finit par avaler ses deux verres d’un trait. Puis tout le monde se sépare et les visiteurs s’éclipsent.

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Voir supra, p. 37.