Выбрать главу
Basses besognes au nom de la France

À cette loi du talion, que l’opinion publique peut admettre, les présidents ont ajouté d’autres motifs pour déclencher des opérations secrètes meurtrières. Nombre d’entre elles sont menées par des agents dévoués, mais pour des mobiles troubles et avec des moyens contestables : complots pour tuer des chefs d’État étrangers, assassinats d’opposants de régimes amis, coups de main répressifs apportés à des despotes, élimination massive de rébellions, contre-terrorisme sanglant, soutien secret à des criminels de guerre, emploi de mercenaires sulfureux…

Au nom de la défense de ses intérêts, la France commandite, ou appuie, de basses besognes inavouables. Certaines sont sous-traitées, d’autres tacitement autorisées, au risque d’en perdre le contrôle. Charles de Gaulle et Georges Pompidou ont couvert d’implacables opérations en Algérie et en Afrique, y compris des assassinats politiques. Valéry Giscard d’Estaing voulait faire liquider le leader libyen Mouammar Kadhafi. François Mitterrand a commandité un attentat à Beyrouth. Sous Chirac, on a envoyé des mercenaires pour sauver des dictateurs sur le continent noir. Nicolas Sarkozy a mené une guerre clandestine en Libye, parallèlement à l’opération militaire officielle. François Hollande a déployé ses soldats pour conduire avec succès l’opération Serval aux côtés d’une armée malienne soupçonnée de nombreux abus. Et il s’accorde parfois avec les Américains pour recourir à des « drones tueurs » responsables de dommages collatéraux.

Les présidents ont souvent fermé les yeux sur ce qui se passait en coulisses. Autrefois, les dérapages étaient couverts par un secret bien commode. Aujourd’hui, celui-ci reste un indispensable paravent pour les services de renseignement, mais ces derniers, soumis aux feux croisés des médias, sont plus exposés. Le contrôle parlementaire et le débat démocratique imposent aussi une plus grande régulation de leurs activités. En outre, la militarisation croissante des opérations, liée à la multiplication des conflits, augmente les risques et soulève des questions sur leur pilotage.

D’ailleurs, la répartition des rôles entre la DGSE, théoriquement chargée des missions clandestines, et les forces spéciales, responsables des opérations plus visibles, n’est pas toujours très nette. On a vu des agents de la DGSE débarquer en Somalie en tenue de combat et, à l’inverse, des soldats des forces spéciales opérer en civil en Libye parce que l’Élysée voulait garder secrète leur présence. Un rapport du Sénat de mai 2014 a suggéré, dans l’objectif de conforter la position des militaires, de réunir tous les commandos sous la responsabilité du Commandement des opérations spéciales (COS), ce qui impliquerait qu’une partie des sept cents agents du Service Action rejoignent les quelque trois mille membres actuels des forces spéciales[20]. Or, sans refuser la coopération, la DGSE, défendant l’autonomie de son action clandestine, renâcle à lâcher les troupes paramilitaires de son SA.

Une raison d’État à géométrie variable

De fait, la République a souvent besoin de beaucoup de bras pour intervenir secrètement. Mais elle prend alors le risque qu’ils s’emmêlent dangereusement. Ainsi, le SA, sur décision gouvernementale, a prêté la main à des offensives militaires controversées, comme celles de l’UCK, les nationalistes kosovars, au Kosovo en 1999. Ses agents ont alors failli se heurter… à des soldats français. « Nous avons eu quelques accrochages violents avec l’UCK, et nous ne savions pas qu’il aurait pu y avoir des camarades du SA avec les rebelles que nous affrontions, se souvient le colonel Jacques Hogard, qui commandait le groupement des forces spéciales françaises sur place. C’est incompréhensible, et cela aurait pu mal tourner, avec des échanges fratricides et des pertes de part et d’autre[21]. » Les forces spéciales françaises devaient préparer l’arrivée de la brigade française Leclerc, tandis que les agents du Service Action aidaient l’UCK à évincer les forces serbes du Kosovo.

La raison d’État est souvent schizophrène. Elle peut même, telle une girouette, changer de direction en fonction des vents. La DGSE a notamment combattu secrètement la Syrie et la Libye, avant de collaborer avec leurs services de renseignement, puis de recommencer à les affronter à partir de 2011. Il est également arrivé que la France abandonne ceux qu’elle avait naguère utilisés pour ses basses œuvres. Ainsi, pendant la guerre d’Algérie, le SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage), ancêtre de la DGSE, a lâché des alliés qui avaient servi, un temps, ses noirs desseins. En 1979, Valéry Giscard d’Estaing a coupé les ponts avec la rébellion angolaise de l’UNITA, qui avait pourtant, quelques mois plus tôt, mené des représailles au Zaïre pour le compte des Français. Fin 1995, Jacques Chirac a envoyé ses commandos d’élite aux Comores pour « neutraliser » le mercenaire Bob Denard, lequel avait auparavant conduit de nombreuses missions sous la tutelle des services secrets français.

Toutes ces histoires secrètes, racontées ici pour la première fois par leurs principaux protagonistes, posent autant de questions sur la face la plus obscure du pouvoir.

1.

Les lourds secrets de la guerre d’Algérie

« Une effroyable dérive… » Constantin Melnik, conseiller du Premier ministre chargé des affaires de renseignement à l’époque de la guerre d’Algérie, n’a jamais caché les remords qui l’ont longtemps taraudé. Ceux de n’avoir « pas pu ou su empêcher les violences d’État », dont il n’aurait découvert que tardivement l’ampleur. Les secrets qu’on lui aurait « soigneusement cachés » concernent les opérations Homo, les exécutions que le SDECE — le service de contre-espionnage extérieur — a menées à grande échelle durant cette période sanglante, de 1954 à 1962[22].

Ses regrets paraissent fondés. Et les doutes ne sont plus permis. À côté de la guerre que l’armée livrait aux indépendantistes algériens, le pouvoir politique a bien ordonné la mise en œuvre par les services secrets d’une stratégie de contre-terrorisme ciblant notamment des représentants du FLN et les trafiquants d’armes qui les approvisionnaient.

Combien de personnes ont été victimes de ces assassinats ciblés ? Faute de documents et d’archives probants, il est difficile de donner un décompte exhaustif. Constantin Melnik a parlé de près de cent quarante victimes pour la seule année 1960. Au total, le bilan dépasserait les deux cents exécutions. Ce chiffre m’a été confirmé par d’anciens membres du Service Action, qui se souviennent que le bilan de ces « faits d’armes » était régulièrement évoqué lorsqu’ils s’entraînaient dans les centres de Cercottes, près d’Orléans, ou de Perpignan[23].

D’anciens tueurs, que j’ai pu rencontrer, sont même allés plus loin : le récit qu’ils m’ont fait de certaines de leurs opérations atteste leur caractère répété et planifié. « Les opérations Homo étaient décidées à Matignon, qui transmettait les consignes au SDECE. Mais c’est Jacques Foccart, à l’Élysée, qui tirait les ficelles[24] », m’a ainsi expliqué, en 2012, Raymond Muelle, un des ex-cadres du SA, qui a lui-même participé à plusieurs de ces exécutions.

вернуться

20

« Le renforcement des forces spéciales, avenir de la guerre ou conséquence de la crise ? », rapport des sénateurs Daniel Reiner, Jacques Gautier et Gérard Larcher, 13 mai 2014. Le Sénat évoque aussi le contexte de « disette budgétaire » pour justifier ce rapprochement.

вернуться

21

Entretien avec l’auteur, juillet 2014.

вернуться

22

Voir notamment Constantin Melnik, De Gaulle, les services secrets et l’Algérie, Nouveau Monde Éditions, 2010, ou encore Espionnage à la française. De la guerre froide à l’Algérie et au terrorisme international, Ellipses, 2012. Constantin Melnik est décédé le 14 septembre 2014.

вернуться

23

Entretiens avec d’anciens agents du SA, juin 2012-décembre 2013.

вернуться

24

Entretien avec l’auteur, 9 mai 2012. Raymond Muelle est décédé le 10 novembre 2013. Voir aussi le chapitre suivant.